Migrations
et tensions migratoires
Université de tous
les savoirs
CNAM, samedi 26 février 2000
Michel
Louis LÉVY
Avec
ma gueule de métèque
de
Juif errant, de pâtre grec
Georges
MOUSTAKI
I.
Méthodologie
I.a.
Solde migratoire
Le
mot “ migrations ”, sans doute par référence aux oiseaux
migrateurs, évoque des déplacements de population qui sont à la fois
collectifs et sur de longues distances. Mais pour les démographes et
statisticiens, la migration commence au déménagement. Pour étudier l’évolution
de la population d’un territoire donné, que ce soit la Ville de Paris ou la
France métropolitaine, pendant une période donnée, par exemple l’année
1999, ils distinguent le mouvement naturel, naissances et décès, et la mobilité
géographique, entrées et sorties. Remarquons immédiatement que l’importance
relative de la mobilité géographique est plus grande pour une Paris que pour
la France, qu’inversement l’importance du mouvement naturel est plus grande
pour la France que pour Paris. A la limite, pour la Terre entière, il n’y a
aucune entrée sortie, en l’absence de voyage interplanétaire.
Le
repérage statistique du mouvement naturel, en France, est parfaitement organisé
par l’état civil. Mais il n’y a pas d’état civil des déménagements.
Pour mesurer les migrations, on opère donc par différence. On dispose du dénombrement
des habitants à deux dates successives, on dispose aussi des nombres de
naissances et de décès enregistrés pendant la période intermédiaire. On
calcule d’abord, par différence des effectifs entre les deux dates,
l'accroissement absolu ou total, puis on défalque l’excédent des naissances
sur les décès. La différence est dite "solde migratoire". Celui-ci
est égal à l'excédent, éventuellement négatif, de l'immigration sur l'émigration.
Les
résultats récents du dénombrement de 1999 donnent un exemple de l’imprécision
de ce procédé. En mars 1999, il y avait en France métropolitaine 58 500 000
habitants, contre 56 600 000 habitants au recensement de 1990.
L’accroissement est de 1 916 000 habitants, alors que l’excédent
naturel est pour les neuf années de 1 856 000. Cela fait un solde
apparent de seulement + 60 000 personnes. Or, à partir d’estimations
de l’immigration, l’Insee avait évalué le solde migratoire sur neuf ans de
1990 à 1999, à + 540 000. Par rapport à cette estimation, le recensement
trouve donc en quelque sorte 480 000 personnes (540 – 60) “ en
moins ”. 480 000 personnes par rapport à 60 millions d’habitants,
l’imprécision est acceptable. Mais par rapport à 540 000, elle ne
l’est pas. Et on ne sait pas en quelle proportion cette erreur se répartit
entre l’immigration, qu’on aurait surestimée, l’émigration, qu’on
aurait sous-estimée, et l’augmentation du sous-dénombrement. Pour améliorer
l’estimation, on disposera d’ici l’an prochain des résultats détaillés
du recensement, dans lequel il y a la question “ Où habitiez-vous au 1er
janvier 1990 ? ”. C’est cette question rétrospective qui dans
l’organisation actuelle permet le mieux en France d’étudier les mouvements
migratoires.
Ce
préambule permet d’énoncer :
1. La
migration,
ce n’est pas le franchissement d’une frontière administrative ou politique,
cela des millions de touristes et voyageurs le font journellement sans pour
autant migrer, la migration – nous ne parlons pas ici des populations nomades
- c’est l’installation d’une personne sédentaire dans un nouveau lieu
de résidence. C’est donc un processus qui n’est pas instantané, qui a
plusieurs phases successives ; la distinction entre immigrants définitifs
et temporaires, entre personnes installées et personnes de passage, est souvent
conventionnelle. Un consensus est en train de naître, entre statisticiens européens,
pour choisir la durée de un an de séjour, pour définir l’installation.
2. La
description statistique des migrations repose sur un double arbitraire, le découpage
du temps, le découpage de
l’espace :
si on étudie les migrations entre deux recensements, tous les neuf ans, si
quelqu’un fait un aller-retour pendant la période considérée, ce double
mouvement sera confondu avec l’immobilité. Les migrations “ intercensitaires ”,
d’un recensement à l’autre, ne sont pas la somme des migrations annuelles
de la période, puisqu’il y a des migrations intermédiaires qui sont ignorées.
De même, les déménagements à l’intérieur du territoire national,
sont plus nombreux si on les mesure entre communes plutôt qu’entre départements,
si on les mesure entre départements plutôt qu’entre régions. Mais cette
remarque dépasse de loin la convention statistique. Elle a une dimension
politique, parce que, par exemple, la distinction entre migrations extérieures
et migrations intérieures suppose qu’on soit d’accord sur la notion d’intérieur
et d’extérieur. Quand j’étais un jeune statisticien, il m’est arrivé de
susciter des protestations d’un député de la Martinique parce que j’avais
parlé des immigrés antillais. L’interlocuteur voulait bien que je parle des
migrants, parce que dans son esprit, cela couvrait les migrations intérieures,
mais pas des immigrants, parce que pour lui, l’immigration ne pouvait être
qu’extérieure.
3. Comme la mesure des migrations implique de comparer la résidence à un
moment et à un autre, on est obligé, soit de suivre les domiciles successifs
des gens au cours du temps - on procède alors à une enquête dite “ longitudinale ”,
on interroge plusieurs fois les mêmes personnes (par opposition à “ transversale ”,
enquête faite en une seule fois et relative à une situation à un instant donné)
– soit de demander aux personnes enquêtées de raconter leur vie - on procède
alors à une enquête dite “ rétrospective ” ou “ biographique ”.
On peut aussi, mais cela pose des problèmes de confidentialité, suivre des
données administratives. Je suis de ceux qui pensent, mais je n’engage que
moi, que la France, qui vient d’instituer la couverture maladie universelle et
qui se veut à la pointe du progrès informatique et télématique, une bonne
statistique des déplacements de la population devrait résulter d’une bonne
administration de la Sécurité sociale et n’impliquer aucun “ fichage ”
supplémentaire des individus. Ceci dit, si des progrès de la mesure des
migrations sont certainement envisageables, il faut garder à l’esprit que la
précision absolue, à l’unité près, est illusoire, et même dangereuse. Le
démographe belge Michel Poulain, qui est le spécialiste européen des répertoires
de population, vient de comparer ce que disent deux pays, je crois les Pays-Bas
et la Norvège, quant aux mouvements migratoires entre eux deux. L’immigration
de A vers B mesurée en A n’est pas égale à l’émigration de A vers B
mesurée en B.
1.b.
Apport démographique
Reprenons
la distinction entre mouvement naturel et solde migratoire, appliquons là à un
pays entier. Il y a dans les naissances enregistrées sur le territoire étudié
des enfants d’immigrés installés. C’est vrai pour toute période de
comparaison, mais c’est plus évident si je raisonne sur une longue période.
Il y a des enfants nés de père et mère immigrés, arrivés déjà mariés ou
se s’étant mariés entre eux, ou qu’ils soient nés d’un seul parent
immigré, qui aurait épousé des personnes déjà nées sur le territoire
national, un doute s’introduit sur la pertinence de la distinction : ces
enfants, nés sur le territoire national, sont comptabilisés dans
l'accroissement naturel et non dans le solde migratoire.
Un
exemple frappant est celui des États-Unis. En 1776, ils avaient 2,6 millions
d'habitants. Deux siècles plus tard, ils en ont 215 millions. L'immigration
joue un rôle fort inégal selon les époques. Au total, le nombre total
d'immigrants fut de l'ordre de 55 millions, de 1820 à 1990, dont 30 million
entre 1860 et 1920. Même pendant la période de pointe que fut la décennie
1901-1910, avec 9 millions d'immigrants, le solde migratoire n'atteignait que la
moitié de l'accroissement total de l'époque. Dira-t-on que l'immigration joue
un rôle mineur dans le peuplement des États-Unis, parce que la grande majorité
des Américains sont nés sur le sol américain ?
Ceci conduit à la notion d’apport
démographique, qu’a introduit Michèle Tribalat, qui s’efforce de
comptabiliser non seulement les migrants entrés dans le territoire mais leur
descendance, pour répondre à des questions du genre : “ de combien
ce territoire serait-il moins peuplé, s’il n’y avait pas eu d’immigration
depuis telle date ? ”. Cette question, parfaitement légitime, a
pourtant provoqué de surprenantes polémiques. Avant le recensement de 1990,
pour préparer les échantillons de personnes interrogées dans une future enquête
sur l’intégration des immigrés, l’INSEE et l’INED ont été amenés à
choisir une définition de la population qui serait soumise à l’enquête et
à définir comme “ immigrées ” les personnes “ nées étrangères
à l’étranger ” et résidant en France au moment du recensement. Cette
définition, contingente, avait été en particulier choisie pour ne pas compter
comme immigrés les Rapatriés d’Algérie qui étaient français à leur
naissance. Mais elle incluait des personnes naturalisées ou devenues françaises.
En 1991, les résultats du recensement, qui montrait que les nombres des étrangers
et des "immigrés" étaient restés stables entre 1982 et 1990, furent
publiés sur fond de montée du Front National et de polémiques attisées par le
Figaro-Magazine. Finalement il fallut que Monsieur Marceau Long, vice-président
du Conseil d’État et président du Haut Conseil à l'Intégration (qui avait
présidé la commission sur la nationalité réunie pendant la première
cohabitation par Jacques Chirac, Premier Ministre), flanqué de Jean-Claude
Milleron, alors directeur général de l'INSEE et de Gérard Calot, alors
directeur de l'INED, publie au mise au point dont voici le graphique. On y voit
qu’en 1990 sur 56,63 millions de personnes recensées en France métropolitaine,
il y avait 51,76 millions de Français (au sens “ personnes de nationalité
française ”) nés en France, 1,29 million de Français par acquisition nés
en France, 0,74 million d’Étrangers nés en France, et 2,84 millions d’Étrangers
nés hors de France, d’où 4,13 millions d’Immigrés et 3,58 millions d’Étrangers.
Dernière précaution de
langage
: les lois de la physique ne sont d'aucun secours. Les vases communicants,
l'horreur du vide, et les métaphores de mécanique des fluides - "courant
migratoire", "pression démographique" - égarent plutôt
qu’elles n’éclairent. On peut s’autoriser cependant une image, celle de
“ vague ” que j’appliquerai tout à l’heure à la France, à
la rigueur celles de flux et de reflux. Il arrive qu’une minorité de migrants
revienne dans le pays de départ. L’image de siphon, aussi, parce que les
migrations, une fois amorcées, s’entretiennent elles-mêmes, par regroupement
familial. Mais, métaphores ou pas, la migration n’est pas un phénomène
physique ; elle résulte toujours d'une décision humaine, au mieux du
migrant lui-même, au pire de quelque oppresseur.
II. Coups de projecteurs
II.a. Formation permanente
Avec cette notion d’apport démographique,
de multiples questions surgissent. Les immigrés se marient-ils entre immigrés
de même origine, épousent-ils des immigrés d’autres origines ou bien se
fondent-ils dans la population autochtone par inter-mariages ?
Les migrations ne sont pas seulement un objet statistique, ce sont des phénomènes
historiques et sociologiques. Quelles en sont les causes, côté pays
d’origine ? Les migrants se sont-ils installés de façon groupée ou de
façon dispersée ? Quelles professions exercent-ils prioritairement ?
Quelles influences linguistiques, culinaires, culturelles, physiologiques
ont-ils eues sur la société d’accueil, à court et à long terme ?
quelles tensions, quelles crises ont-elles éventuellement provoquées ou aggravées
?
Chacun
sait et beaucoup se souviennent, dans leur chair, dans leur mémoire familiale,
dans leur nom, que ce ne sont pas de paisibles déménagements mais des
expatriations volontaires ou forcées, pacifiques ou tragiques, qui ont à tout
moment modifié la carte des peuplements. L’histoire de l’humanité est
faite de migrations, ensuite d’alliances et de mésalliances, acceptées ou
rejetées, dont la descendance forme, le cas échéant, de nouveaux groupes. De
quel sang était donc Victor Hugo, qui “ dans Besançon, vieille
ville espagnole, naquit d’un sang breton et lorrain à la fois ” ?
Il était métis, comme tout le monde…
Les
langages gardent la trace de ces échanges de population.
Ainsi le mot anglais foreign, étranger (Foreign Office), est le
"forain" français et rappelle qu’il y a eu de tout temps des
marchands se rendant de foire en foire, et résidant loin de chez eux. Souvent,
les mots désignant les étrangers en général ou ceux de telle origine, réelle
ou supposée, sont chargés de nuance péjorative. Le métèque grec
n’était à l’origine qu’un étranger domicilié à Athènes avant de
prendre le sens qu’il a aujourd’hui. Le
verbe "baragouiner", est paraît-il la trace des mots bretons bara,
pain, et gwen vin, articulés par les migrants bretons à
l'entrée de quelque estaminet, et témoigne de la perplexité que suscite tout
arrivant fruste. Constatons qu’aujourd’hui en France nous avons oublié le
lien du mot "étranger" avec "étrange", et mais que
nous imaginons “ l'immigré ” sans qualification alors que
l'étranger est réputé qualifié.
Parler
des migrations est donc délicat. Ceci ramène les auditeurs fidèles de l’utls
aux conférences de la semaine dernière sur le sens. Le concept même de
migration des collectivités sociologiques auxquelles le langage attache
diverses connotations : dire que tel habitant de Neuilly est né à Pantin,
suggère, avant toute autre information, et qu'on le veuille ou non, une
ascension sociale. S’il s'y mêlent des considérations héréditaires, la
difficulté redouble. On devrait honorer les parents des Algériens ayant
construit leur vie en France. Au lieu de cela la rumeur fait peser sur eux le
reproche que Georges Brassens décrivait :
" Non les brav’s
gens n'aiment pas que,
L'on suive une autre route qu'eux "
.
Les
peuples heureux n’ont pas d’histoire, dit-on. Mais les migrations sont
l’histoire. Dans le pays d’origine, ce sont des tensions politiques ou
des crises économiques qui les causent. Dans
le pays de destination, on sait par expérience que la présence d’étrangers
- pour peu qu’elle s’accompagne d’ignorance ou de préjugés quant à
leurs mœurs et leurs motivations, et qu’elle coïncide avec des difficultés
économiques – que cette présence d’étrangers, dis-je, peut provoquer des
réactions xénophobes ou racistes bénéficiant de la complaisance, voire de la
complicité des autorités publiques, trop heureuses de détourner l’attention
de problèmes qu’elles ne maîtrisent pas. Ce risque guette tous les peuples.
C’est pourquoi il est de la plus haute importance que toutes
dispositions soient prises pour le conjurer en particulier pour conjurer
l’ignorance. Nous sommes tous en formation permanente, aux deux sens du terme.
Ce qui implique que l’enseignement et les média fassent une grande place
à l’histoire et à la description des migrations.
Chaque
pays a évidemment sa sensibilité. Au Mexique, on envisage volontiers l’arrivée
des Espagnols du point de vue des Indiens tandis qu’au Brésil, c’est le
point de vue du colonisateur qui prévaut. Aux États-Unis l'immigration est
fondatrice : les Américains de toutes origines se définissent par leur
attachement à la Constitution et à la Bannière étoilée. Au Japon, il n'y a
pratiquement pas d'immigration. En Europe, par contraste, il y a eu d'une part
d'importantes migrations qui aujourd'hui deviennent rétrospectivement
"internes", à savoir celles des pays du Sud, Italie, Espagne, Portugal,
Grèce, vers les pays industriels du Nord. Par ailleurs les pays d'Europe ont
gardé des liens importants, notamment linguistiques, avec les pays qu'ils ont
colonisés, ou avec lesquels ils ont des relations politiques anciennes, comme
l'Angleterre avec l'Inde, l'Espagne avec l’Amérique latine, l'Allemagne avec
la Turquie. Ces liens se traduisent dans certains cas par la présence
d'importantes populations immigrées, aux statuts aussi variés qu'il y a de
combinaisons entre pays de départ et pays d'arrivée.
Pour nous, les thèmes ne
manquent pas pour lesquels la science des érudits et le talent des conteurs ont
à faire la part de la liberté et de la contrainte, du calcul et de l'aventure,
de la force et de la faim : la sortie d'Égypte des Hébreux, les
colonies grecques, l'expansion romaine, les invasions barbares, les Croisades,
la traite des esclaves, les migrations transocéaniques qui peuplèrent l'Amérique,
la colonisation, la décolonisation, les drames des "personnes déplacées"
en Europe, l'exode rural, le peuplement des grandes mégalopoles urbaines, la
migration du Sud vers le Nord de la Méditerranée, la tragédie des boat-people…
et toutes sortes d’autres épisodes historiques qui ont concouru et concourent
à la formation permanente des peuples et des langages. Je
vais donner rapidement des coups de projecteurs sur trois phénomènes
migratoires de grande importance culturelle dont je suggère qu’ils fassent
l’objet d’un effort particulier d’enseignement. Comme l’a dit François
Héran, mercredi soir, le regard démographique permet une distanciation qui
permet en particulier d’affronter les grands traumatismes du passé, y compris
les cataclysmes politiques, parce qu’il permet d’instruire le “ jugement
de la postérité ”, tout en accordant le bénéfice de la prescription
aux générations actuelles.
II.b.
Le vertige urbain
Je
commencerai par l’histoire des grandes villes, ce que j’appelle le vertige
urbain. Les grandes villes
ont de tout temps été le but d’intenses migrations. Paul Bairoch est,
je crois bien, le seul auteur en qui ait tenté une histoire universelle.
Nous disposons par ailleurs de projections des Nations Unies.
Thèbes en Égypte, dont subsistent Louksor et Karnak, fut probablement la première
ville à avoir compté 100 000 habitants. La Rome de l’Empereur Hadrien,
puis Constantinople, puis Xi’an en Chine, puis la Bagdad des Mille et Une
Nuits approchèrent sans doute le million d’habitants, avant que Pékin au
XVIII° siècle, puis Londres au XIX° ne retrouvent ce chiffre. Entre temps,
sans atteindre le million, les métropoles portuaires méditerranéennes puis
nordiques qu’a étudiées Fernand Braudel, Venise, Gènes, Amsterdam avaient
été les puissances de leur temps. En 1800, sur 65 villes dépassant 100 000
habitants, 21 étaient européennes. En 1900, 148 sur 301, et quatre agglomérations
dépassent 2 millions : Londres, New York, Paris, Berlin. En 1925, New York
et Londres dépassent 7 millions
d’habitants, 31 agglomérations dépassent le million. Les croissances
marquantes sont celles de villes européennes d’outre-mer : Buenos Aires,
Rio de Janeiro, Los Angeles, Sydney… Au Japon, Tokyo, parvenue eu troisième
rang mondial, et Osaka progressent rapidement. En 1950, Londres et New York dépassent
10 millions ; l’Amérique latine (Mexico, Sao Paulo) et l’Asie
(Shanghai, Calcutta) commencent à supplanter l’Europe et les États-Unis
dans la liste des agglomérations les plus peuplées. Le cas de Paris est
à comparer à celui de Vienne et de Berlin, capitales continentales. La
croissance de Londres, puis de New York, vint plutôt de leurs rôles commercial
et financier. Ce qu’on a appelé l’ “ explosion démographique du
Tiers-Monde ” est plutôt une explosion urbaine, celle de Mexico et Sao
Paulo, qui quadruplent en vingt-cinq ans, de Shanghai, de Bombay, du Caire, qui
doublent ou triplent.
Les
grandes villes sont comme des organismes vivants, aspirant alimentation, énergie,
eau, refoulant des déchets, faisant circuler informations et marchandises…
L’écologie urbaine a accumulé descriptions et monographies, mais n’a pas
encore proposé de synthèse convaincante. Il y a là, pour la science des systèmes,
un domaine passionnant à déchiffrer, comme l’avait proposé Joël de Rosnay.
L’exode
rural et l’urbanisation en France méritent évidemment un regard particulier.
Sous la monarchie de Juillet et le second Empire, l'industrie commença à se
concentrer, aux dépens de l'artisanat rural et du travail à domicile. Les
conditions furent certes moins cruelles qu'en Angleterre, où des millions de
paysans ruinés par le commerce maritime avaient contraints de se prolétariser,
mais ce furent les régions les plus pauvres, montagnardes en particulier, et
les catégories au statut le plus précaire (salariés agricoles, puis métayers,
puis fermiers; puis petits exploitants artisans et commerçants ruraux ) qui
fournirent les effectifs les plus nombreux, chassés par les transformations de
la production agricole sous l'influence du machinisme, de l'élargissement des
marchés (transports intérieurs et importations), de l'extension des herbages,
de l'accroissement des rendements.
L’exode
rural a un corollaire, l’urbanisation. Celle-ci aurait pu profiter, comme en
Allemagne par exemple, à de nombreuses métropoles régionales. Mais en France,
l’urbanisation a surtout gonflé la région parisienne. Actuellement, un
habitant sur six – 16,7% - réside dans l’un des sept départements de l’Ile
de France, autre que la Seine-et-Marne. C’est à peu près la population de la
Belgique sur une superficie cinq fois plus petite. L’importance démographique
de cette zone qui représentait 3,7% de la population de la France en 1801 et
10,8% en 1901 est passée par un maximum de 17,5% au recensement de 1975 et décroît
lentement depuis. Cette concentration fut le fait de provinciaux, mais aussi
d’étrangers, dont Paris n’a certes pas l’exclusivité, mais qu’il a
toujours reçus en grand nombre.
II.c.
Le peuplement de l’Amérique
Deuxième
coup de projecteur, le peuplement de l’Amérique. Il se trouve que la
domination culturelle des États-Unis a fait de leurs propres origines une
mythologie universelle. Le cycle des westerns et les films classiques
peuvent compléter, dans les humanités d’aujourd’hui, l’Iliade et l’Odyssée
ou la Chanson de Roland. Pour les premières phases de la découverte,
puis de la conquête, puis de la colonisation de l’Amérique latine et du
Canada français, nous avons par exemple La Controverse de Valladolid,
qui porte sur l’image des Indiens d’Amérique dans la conscience de la
catholicité européenne, et Mission qui rappelle la colonisation du
Paraguay par les missionnaires jésuites. La colonisation espagnole de l’Amérique
du Nord a donné lieu par exemple au cycle des Zorro, l’affrontement
des Mexicains et des Américains au Texas à Fort Alamo et au personnage
de Davy Crockett. Charlie Chaplin nous a donné la Ruée vers l’Or. Le
peuplement du Far West a réactualisé des problèmes qui se sont posés
à l’aube de l’histoire humaine. Le conflit biblique entre le cultivateur sédentaire,
Caïn, et le berger nomade, Abel, se retrouve dans le conflit entre cow-boys,
gardiens de troupeaux, et farmers, planteurs de maïs. Il y a aussi la
mythologie tournant autour des États du Sud. Autant en emporte le Vent.
Il
faut évidemment se rappeler que les productions de sucre, de tabac, de café,
de coton et d’or par le travail des esclaves ont été essentielles du 16ème
au 18ème siècles pour la puissance économique et politique de l’Espagne,
du Portugal, de la Grande-Bretagne, de la France et des Pays-Bas. Vers 1770, il
y avait environ 2,5 millions d’esclaves dans les Amériques, produisant
environ un tiers de la valeur total du commerce européen. On estime de quinze
à vingt millions, suivant les sources, le nombre d'Africains qui furent amenés
de force en Amérique, pour servir d'esclaves. Le nombre d’esclaves dans
l’ensemble des Amériques aurait doublé de 3 millions en 1800 à 6 millions
en 1860, dont environ 4 millions aux États-Unis.
Par ailleurs, de 1800 à 1930, environ 40 millions d’Européens s’établirent
outre-mer, principalement dans les Amériques et en Australie. De 1800 à 1860,
les deux-tiers des immigrants aux Etats-Unis vinrent de Grande-Bretagne et un
cinquième d’Allemagne. De 1850 à 1914, la majorité des migrants arrivèrent
d’Irlande, d’Italie, d’Espagne et d’Europe de l’Est. En 1930, sur 123
millions d'habitants des Etats-Unis, 14,2 seulement étaient nés à l'étranger
: l'Italie arrivait en tête avec 1,8 millions, devant l'Allemagne (1,6), la
Pologne (1,3), la Grande-Bretagne (1,2), le Canada (1,2), la Russie (1,1),
l'Irlande (0,9). Pourquoi ces pays ? Si on regarde l'Europe de la même époque,
au cœur de sa transition démographique, Jean-Claude Chesnais constate que
"pour chaque pays de départ, la pointe d'émigration tend le plus
souvent à coïncider, à quelques années près, avec le pic de croissance
naturelle ". Il y a donc bien "pression démographique"
au départ, et besoin de main d'œuvre à l'arrivée, mais seule la combinaison
des deux phénomènes avec les circonstances politiques et économiques
expliquent l'ampleur et les dates du mouvement.
II.d.
Personnes déplacées, Réfugiés
Troisième coup de projecteur sur un autre phénomène douloureux.
Les déplacements forcés de population ont commencé avant la guerre de 1914
avec ceux des Grecs, des Turcs et des Bulgares après les guerres balkaniques de
1911-1912 ; après celle-ci, ce fut le tour des Polonais, Baltes, Hongrois,
Allemands et Arméniens en tout environ 600 000 personnes
; et il y eut un million de Russes chassés
par la révolution. C’est à cette époque que se place la tentative du “ “ passeport
Nansen ” de la Société des Nations. Dans les années 1930, nombreuses
furent les personnes à fuir la Chine devant l'invasion japonaise et l'Espagne
devant la victoire fasciste. De 1933 à 1945, une dizaine de millions de
personnes persécutées par les nazis furent expulsées ou réussirent à fuir.
Plus de 30 millions
de personnes furent “ déplacées ” au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale, Polonais, Sudètes, Tchetchènes…. À la même époque, des réfugiés
fuyaient la prise de pouvoir communiste sur le continent chinois. A la suite de
la création de l'État d'Israël et des guerres israélo-arabes , une grande
partie de la population palestinienne se réfugia dans les pays voisins. Des
Cubains fuirent la révolution castriste en 1959. Après que la chute de Saigon
eut mis fin à la guerre du Vietnam en 1975,
des centaines de milliers de Vietnamiens fuirent en bateaux, souvent livrés à
la famine et à la piraterie avant d'être secourus ou de débarquer dans un
pays voisin. Ailleurs en Asie, la révolution et la guerre ont fait fuir les
Kurdes, les Chiites d'Irak et les Iraniens, à la suite de l'instauration d'un régime
islamiste à Téhéran. Pendant l'invasion soviétique en Afghanistan (entre
1979 et 1989), plus de 5 millions
d'Afghans quittèrent leur pays, la plupart s'installant au Pakistan et en Iran.
En 1995, les Afghans constituaient le plus grand contingent de réfugiés dans
le monde avec 2 700 000, devant les Rwandais, 2 300 000, et
les originaires du Libéria 800 000. Mais les Palestiniens sont 2 800 000,
sont toujours comptés à part, parce qu’ils dépendent d’un organisme spécial,
distinct du HCR. Par-delà son ampleur, la caractéristique majeure du problème
des réfugiés est qu'il s'est aujourd'hui mondialisé. Les flux de réfugiés
se sont multipliés et diversifiés. Et il faut bien reconnaître que la littérature
statistique n’est pas considérable sur ce sujet.
III.
Bienvenue en France
III.a. Les vagues d’immigration en France
J’en
viens maintenant à la France.
La
première poussée de la population étrangère en France date de la monarchie
de Juillet, quand la France libérale était un refuge politique pour de
nombreux exilés d'Allemagne et d'Europe centrale, aux prises avec des
gouvernements autocratiques. Une immigration économique lui succède. Le nombre
des étrangers, qui était de l'ordre de 100 000 au début du XIX° siècle,
dépasse le million en 1886. La proportion d'étrangers dans la population
totale, à peine 1 % en 1851, s'établit au-dessus de 2 % à partir de
1872. Les Belges, qui représentent 40 % du total des étrangers, sont
alors les plus nombreux, suivis des Italiens.
Pendant
la guerre de 1914, pour compenser l’absence des travailleurs mobilisés que
les femmes ne suffisaient pas à remplacer, le gouvernement organise
l’immigration des pays méditerranéens, des colonies (Afrique du Nord,
Indochine) et de la Chine. Quand il faut affronter les conséquences des pertes
de guerre, le recours à la main d’œuvre étrangère s’impose encore, en
provenance d’Italie, d’Espagne et de Pologne. Malgré les nombreuses
naturalisations consécutives à la loi de 1927 sur la nationalité, le nombre
d’étrangers augmente alors fortement et atteint 2,7 millions en 1931, soit
6,6% de la population de la France.
La
crise des années 1930 , survenant alors qu’affluent les réfugiés des pays
de l’Est, victimes de persécutions politiques et raciales, provoque le départ
de nombreux étrangers, accentué par des manifestations xénophobes. Quand
arrivèrent en janvier 1939 des dizaines de milliers de réfugiés espagnols à
la suite de la victoire de Franco, le gouvernement Daladier se laissa aller à
des mesures répressives, allant jusqu’à ouvrir des “camps de
concentration”, comme à Gurs (Pyrénées-Atlantiques), alors que la France
manquait de soldats, de travailleurs et de jeunes couples.
On
sait que la répression est devenue persécution sous le régime de Vichy. Dès
juillet 1940, une révision des naturalisations créa la catégorie des “ dénaturalisés ”,
qui aurait été ridicule si elle n’avait été criminelle, transformant
jusqu’en 1944 environ 15 000 Français en autant d’apatrides. Quelque
80 000 personnes, dont un tiers de Français et deux tiers d’étrangers,
furent victimes des mesures raciales et antisémites et déportées. Souvent
venues se placer sous la protection de la patrie des Droits de l’Homme, la
plupart furent assassinées à Auschwitz et autres lieux sinistres.
A
la Libération, le nombre d’étrangers résidant en France était tombé à
1,7 million, soit 4,4% de la population de l’époque. Les besoins de la
Reconstruction, les brèches causées dans la population active par les deux
guerres et par la dénatalité conduisirent les pouvoirs publics à favoriser
une immigration "sélective", mais cette politique se heurta à
l'hostilité de l'opinion et de syndicats chauvins. L'Office national
d'immigration (O.N.I., devenu en 1987 Office des migrations internationales,
O.M.I.) est alors fondé pour réserver à l'Etat le monopole du recrutement des
immigrés qu'on envisageait très nombreux. Quand ils le devinrent vingt ans
plus tard, ce fut en fait le patronat qui l'organisa, sans s'embarrasser
d'autres critères que de rentabilité immédiate, laissant à la charge de la
collectivité toutes les charges dites aujourd'hui d'intégration, y compris
celles découlant de la xénophobie ambiante.
A
partir de 1956 que s'ouvre, en même temps que la guerre d'Algérie, une période
de "tensions sur le marché du travail", qui induit d'importants
besoins de main d'œuvre et entraîne l'appel aux travailleurs immigrés. Cette
grande vague migratoire dure jusqu'en 1973. L'immigration espagnole se développe
d'abord, puis l'immigration portugaise à partir de 1963. Les vagues marocaine,
tunisienne puis algérienne suivent, celles d'Afrique Noire n'intervenant qu'en
fin de période, avec celle de Turquie.
En
1974, une des premières décisions du président Giscard d'Estaing est
d'interdire toute immigration nouvelle, théoriquement pour essayer d'enrayer la
croissance du chômage qu’allait entraîner le “ choc pétrolier ”.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça n’a rien enrayé du tout. Le
solde migratoire de la France métropolitaine, supérieur à 100 000
personnes par an de 1955 à 1973, mais jamais supérieur à 200 000 (sauf
en 1962 et 1963, années de l’arrivée des Rapatriés d’Algérie), tombe
alors en dessous de 50 000 par an. L'immigration se limite dès lors à
l'accueil de réfugiés, du Liban et du Sud-est asiatique, au "regroupement
des familles". Une inévitable immigration clandestine, Yougoslaves venus
d'Allemagne fédérale, Turcs, Asiatiques, alimente alors le "travail au
noir", abondant dans le bâtiment, l'habillement et les services
domestiques.
III.b.
La dislocation de l’Union soviétique et de la Yougoslavie
La
période d’intenses bouleversements politiques ouverte en Europe en 1989 a été
marquée par d’importants mouvements migratoires. Au printemps 1989,
l’ouverture des frontières en Pologne, en Hongrie puis en Tchécoslovaquie déclencha
un mouvement de migration des Allemands de l’Est vers l’Occident, via les
ambassades. Le 9 novembre,
l’ouverture et la destruction du mur de Berlin
amplifièrent la vague de départ vers l’Ouest. Durant la seule année 1989,
environ 1 200 000 personnes quittèrent les pays de l’ancien pacte
de Varsovie. La politique du chancelier Helmut Kohl consista alors à échanger
en quelque sorte l’arrêt de cette migration contre la réunification et
contre la parité “ un mark de l’Ouest pour un mark de l’Est ”,
parité que les partenaires européens de l’Allemagne et notamment la
France, enchaînée par les critères de Maastricht et la politique du franc
fort, payèrent d’une sévère récession.
A la suite de la dislocation de la Yougoslavie, le nombre de
personnes obligées de quitter leurs foyers était estimé à près de 4 millions
en 1994. Il faut regretter, mais il
n’est jamais trop tard, que l’Union européenne ne se soit pas dotée
d’une institution permanente chargée d’investigations démographiques et
sociologiques, qui auraient permis de faire le bilan de ces bouleversements et
d’en suivre les conséquences et en particulier, sinon de prévenir les
affrontements ethniques de Yougoslavie, du moins de les comprendre et d’en atténuer
les conséquences humaines. La seule initiative qu’il faut saluer est
l’organisation d’un recensement méconnu, en Macédoine, qui, aussi
imparfait soit-il, a contribué à maintenir vaille que vaille la paix civile
dans cette République instable. Pour le reste, c’est à l’OCDE et non à
l’Union européenne qu’on doit de disposer de quelques statistiques de
migrations récentes en Europe. Je vous montre ici un graphique extrait du
dernier rapport SOPEMI qui va de 1960 à 1997. Le trait continu figure
l’accroissement naturel, le trait en pointillé la migration nette. A gauche
pour la France, on voit l’arrivée des Rapatriés d’Algérie, puis depuis
1973 presque plus rien. Pour l’Allemagne, on voit d’importants flux et
reflux partiels formés surtout de Turcs et de Yougoslaves, puis un afflux
considérable culminant en 1989. Depuis la chute du mur de Berlin
jusqu’à et y compris la crise du Kosovo, et quoique beaucoup plus densément
peuplée, l’Allemagne a accueilli beaucoup plus d’immigrés et même de réfugiés
que la France.
III.c. Toute immigration
est sélective
Cette frilosité
française pose un vrai problème. En 1992, j’avais publié avec Robert
Fossaert un ouvrage intitulé “ Cent millions de Français contre le chômage ”
dans lequel le chapitre 4 était intitulé “ Bienvenue en France ”.
Nous n’avons eu aucun succès. Aujourd’hui les perspectives démographiques
et le retournement de la situation de l’emploi changent la donne. Je vais donc
tenter une nouvelle chance.
L'immigration et
la présence d’étrangers, tout comme l’émigration et la présence de Français
à l’étranger sont des phénomènes aussi normaux que la respiration d’un
être vivant. La recherche de travail est le facteur prédominant des migrations
des d'individus et des familles. Corrélativement
l’ “ intégration ” des immigrés, c’est-à-dire leur séjour
paisible, se fait essentiellement par l’emploi. Bernard Stasi a titré un
livre : " l'immigration, une chance pour la France
". C'est aussi un honneur,
puisqu'elle implique une reconnaissance de la prospérité au moins relative de
ce pays. Les immigrés accueillis dans un pays aspirent à y travailler, à
s’y adapter et à monter dans l’échelle sociale, si on veut bien leur
donner leur chance à eux et à leurs enfants. Tout résident s’efforce de
parler la langue du pays, de respecter l’essentiel des usages locaux, y
compris fiscaux. Ce sont en général des personnes courageuses et
entreprenantes qui cherchent à s'établir ailleurs, et celles qui le font en
France lui témoignent ainsi un attachement minimal. Pour prendre un exemple,
les Algériens vivant en France sont beaucoup plus proches de nos conceptions laïques
que des sympathisants islamistes nombreux en Algérie.
Le
problème de l'immigration n'est pas dans son principe, mais dans sa masse.
Selon la formule, proche du truisme, de Michel Rocard, "la France ne
peut accueillir toute la misère du monde ", pas plus qu’aucun pays.
Mais quand bien même la France accueillerait 200 000 ou 300 000 immigrés
par an, cela ne pèsera pas lourd par rapport à la demande potentielle issue
des 4 milliards d'habitants des pays en développement. La nécessité de
filtrer est évidemment plus difficile à mettre en œuvre que lorsque la
doctrine officielle est de n'admettre personne. Le principe fondamental devrait
être que toute demande de visite, de séjour bref ou prolongé en France
comme ailleurs, doit être présentée dans le pays d'origine, sauf négociations
préalables entre chancelleries, comme celles de l'accord de Schengen.
Pour
ceux entrés grâce à l'absence de contrôle, la présence en France ne crée
aucun droit. L'adoption du principe selon lequel les formalités doivent être
commencées dans le pays d'origine justifie l'obligation d'y retourner.
A tous les resquilleurs, il est normal d'enjoindre : "prenez la
queue, comme tout le monde!". Je ne parle pas ici des expulsions liées à
un délit comme le trafic de drogue qui pose comme vous savez des problèmes à
l’intérieur même de la zone de Schengen. Mais le délit de l'immigré irrégulier
lui-même n’est pas dans sa présence. L’expulsion est une façon d'exiger
la reprise des formalités régulières d'immigration, mais ce n'est pas une
interdiction définitive de séjour. Il arrive d’ores et déjà que les
policiers reconduisant à l'avion quelque expulsé sympathique lui tapent sur l'épaule
en lui disant "à bientôt!" La rigueur de la loi doit surtout
frapper les profiteurs de la misère du monde : transporteurs, logeurs,
employeurs.
III.d.
Droit du sol et droit du sang
J’ai
parlé de l’entrée des immigrés, parlons du séjour. Les étrangers
travaillant en France accèdent à toutes sortes de droits. Ainsi la Sécurité
sociale et le droit du travail sont applicables à tous les travailleurs, qu'ils
soient salariés d'entreprises, installés à leur compte ou employeurs. C'est
le fait de travailler qui donne accès à ces institutions, indépendamment de
tout critère de nationalité. La naturalisation est une imitation de la nature
et est donc non réversible ; acte volontaire du résident, elle devrait être
accordée sur simple demande si, par exemple, il y a inscription des enfants
dans une école locale.
Les
mécanismes juridiques et sociologiques du “ droit du sol ” et du
“ droit du sang ” pourraient être plus simples à expliquer si on
voulait bien d’abord dédramatiser ces appellations. On devrait plutôt
parler, par exemple, de “ droit de l’école ” et de “ droit
de la filiation ”. Le droit du sol, ce n’est pas seulement le lieu de
naissance qui peut être accidentel, c’est l’endroit où l’enfant va à
l’école et où il se socialise. Le droit de la filiation, c’est celui
qu’ont les parents à donner leur nationalité à leur enfant. L'Allemagne
donne une prépondérance au droit du sang et la France au droit du sol, ce qui
explique pourquoi en France des enfants d'immigrés deviennent Français,
tandis qu'en Allemagne se perpétuent des communautés étrangères de "Gastarbeiter " :
des descendants de Turcs immigrés en Allemagne et qui se marient entre eux
peuvent rester indéfiniment résidents turcs en Allemagne, tandis que des
descendants d'Algériens immigrés en France et qui se marient entre eux
finissent, dès la troisième génération, par devenir français.
La
politique visant à l’intégration des étrangers n'implique cependant pas que
l'entrée dans la nationalité doive être systématiquement encouragée, ni même
proposée comme un aboutissement. Entrer en France, pour y travailler et pour y
vivre, n'est pas forcément devenir citoyen français. Il n'y a aucun mal à
rester étranger en France. Intégrer à tout prix, c’est l’histoire du
boy-scout qui voulait faire traverser la vieille dame. La nationalité future
relève de la liberté individuelle, des circonstances professionnelles et
familiales et aussi de la souveraineté nationale. C’est en ce sens que je dis
qu’il est souhaitable d’intégrer les immigrés… aux étrangers.
L’important c’est la parité des passeports, celui de la Sierra Leone et
celui des Etats-Unis, ce n’est pas de donner un passeport français à tout le
monde.
Conclusion. Renouveler les
humanités.
L'école
et les média, ai-je dit, ont un rôle fondamental à jouer dans la présentation
des mœurs des populations des pays d'où provient l'immigration, et dans leur
bonne compréhension. Beaucoup d'instituteurs ont déjà trouvé dans la mode de
la recherche généalogique une façon de faire faire connaissance à leurs élèves,
originaires de différents pays et milieux sociaux. Mais ils manquent de
documentation. Ces conférences de l’utls donnent un exemple de commande
publique, organisées sur l’initiative de M. Allègre et de Mme Trautmann,
c’est-à-dire sous l’invocation de l’Éducation nationale, de la
Recherche, de la Culture et de la Communication. Les Universités et les établissements
de recherche devraient être mobilisés sur un vaste chantier, ouvert pour
redonner un sens au beau mot d’humanités, au pluriel, qui désignait
l’enseignement que recevaient autrefois les jeunes bacheliers. Il conviendrait
en particulier de remplacer notre conception négative de la laïcité – ne
pas aborder les questions religieuses – par une conception positive : ne
pas hésiter à comparer, non pas les dogmes, mais les pratiques effectives, les
rites, les calendriers, ce qui conduirait à des cours combinant l’astronomie
élémentaire, la linguistique, l’anthropologie familiale, l’histoire des
civilisations et des religions. Le lycée pourrait, en ces temps d’année
2000, expliquer les approximations de l’année julienne et de l’année grégorienne,
les phases de la lune, les fluctuations de la date de Pâques, la date du
ramadan et celle du nouvel an chinois, dire où, en Europe et autour de la Méditerranée,
on parle une langue latine, germanique, slave, finno-ougrienne, arabe, où on écrit
en caractères latins, cyrilliques, grecs, arabes ? Quelles sont donc les données du conflit entre les Serbes et
les Croates, qui parlent la même langue, dite serbo-croate ? Entre
Irlandais, qui sont tous chrétiens ? Entre Kurdes et Turcs, qui sont
musulmans ? Voilà une forme moderne d'instruction civique, où on
comparera librement les institutions, les fêtes et calendriers, les rites
religieux, les langues et écritures, et les motivations de bon nombre
d’immigrés.
Bienvenue
en France. Faisons connaissance.
RÉFÉRENCES
Paul
BAIROCH De Jericho à Mexico : villes et économie dans l'histoire. -
Gallimard, 1985
Fernand
BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de
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Stephen
CASTLES and Mark J. MILLER : The age of migration : international
population movements in the modern world
- 2nd ed. - Macmillan Press, 1998. - XVI-336 p.
Jean-Claude
CHESNAIS : La transition démographique : Etapes, formes, implications
économiques.– INED, Travaux et documents ; cahier nº 113, 1986
Robert
FOSSAERT et Michel Louis LÉVY : Cent millions de Français contre le chômage,
Stock, 1992. - 150 p.
Les
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INSEE, Contours et caractères, 140 p., 1997
Nations
Unies. Division de la population : Urban agglomerations 1996 (1997)
Michel
POULAIN : “ Les statistiques urbaines au sein de l'Union européenne ”,
dans Données urbaines,
coordonné par Denise PUMAIN et Marie-Flore MATTEI , Paris, Anthropos, 1998, p.
241-258
Joël
de ROSNAY : Le Macroscope. Vers une vision globale , Seuil,
1975.
Gildas
SIMON : Géodynamique des migrations internationales dans le monde, PUF,
1995.
SOPEMI
(Système d'observation permanente des migrations) : Tendances des
migrations internationales Rapport annuel édition 1999 OCDE 350 p.
Bernard STASI : L'immigration une chance pour la France, Robert
Laffont 1985
Pierre Jean THUMERELLE : Peuples en mouvement, la mobilité spatiale de
la population, SEDES, 1986
Emmanuel TODD : Le destin des immigrés, Seuil, 1994
Michèle TRIBALAT (dir.) : Cent
ans d'immigration.
Etrangers d'hier, Français d'aujourd'hui.
Apport démographique, dynamique familiale et économique de l'immigration étrangère
Michèle
TRIBALAT : De l'immigration à l'assimilation : enquête sur les
populations
d'origine étrangère en France / avec la participation de Patrick SIMON et
Benoît RIANDEY La Découverte et INED, 1996. - 302 p.