Les deux instruments fondamentaux de l'analyse démographique sont
le recensement de la population (census ) et les statistiques de l'état civil
(vital statistics ). Celles-ci sont établies à partir des actes de
naissance, mariage, décès, dont la conservation permet l'établissement rétrospectif de
généalogies. Recensements et état civil sont des actes de souveraineté des États de
droit, confiés par le législateur à l'exécutif sous le contrôle du juge.
L'Université hébraïque de Jérusalem organise une enquête mondiale
sur la situation démographique du peuple juif. Ce projet a-t-il un sens à la lumière de
la Torah ? Où est le recensement ? où est l'état civil ? Où est le
peuple ?
1. Le recensement dans la Bible
La Torah organise minutieusement le recensement. Cela commence enExode
30, 11-16 : "Vayedaber Adonaï el Mosche lemor : Quand tu lèveras
la tête des enfants d'Israël pour les compter
" , chaque
recensé, " depuis l'âge de vingt ans et au dessus ", riche ou
pauvre, devra donner, en obole pour le service du sanctuaire, le plus petit signe
monétaire existant, le "demi-chéquel", ou demi-sicle. Ainsi les lévites
auront à compter, non les hommes, mais les signes, ici monétaires. Mes collègues
israéliens m'ont raconté que lors du premier recensement de lÉtat d'Israël, les
Rabbins demandèrent si cette opération serait "cachère". Roberto Bachi les
rassura en leur montrant que les statisticiens ne compteraient pas les citoyens, mais les
cartes perforées correspondant aux questionnaires qu'ils auraient volontairement remplis.
Le début du livre de Bamidbar décrit, comme chacun sait, le
dénombrement des enfants d'Israël dans le désert. Daber, DBR, c'est la Parole, et
Midbar, MDBR, qu'on traduit en général par "désert", c'est le lieu d'où
vient la Parole. La substitution, par référence à ce dénombrement, du titre
"Nombres", pour le Quatrième Livre de Moïse, à l'original
"Bamidbar", participe de l'inversion de la métaphore de l'Espace (D', c'est le
Désert qui parle à l'Homme) pour la métaphore du Personnage ( Celui qui parle dans le
Désert).
Le dénombrement est fait "en comptant nommément". Les
résultats distinguent l'appartenance à l'une des douze tribus, et pour celle de Lévi,
la fonction sacerdotale des différents clans, ainsi que la catégorie des premiers-nés,
"comptés nommément depuis l'âge d'un mois " ( Nb. 3,
43 ). Aucune mention d'étrangers dans ces dénombrements, bien qu'il ait été
précisé que des gens d'origines variées s'étaient joints aux Hébreux lors de la
sortie dÉgypte. Ainsi tout mâle décidant de sa propre volonté de payer le
demi-cheqel était réputé avoir vingt ans ou plus, et faire partie d'une tribu
d'Israël. De ce point de vue, être recensé relève d'une décision libre et
responsable, qui doit simplement être certifiée par celui qui reçoit les dons pour le
sanctuaire : le lévite, recruté, lui, dès l'âge d'un mois.[1]
L'enseignement que je tire du récit est le suivant : c'est un devoir,
pour toute puissance publique légitime, de compter ses administrés par catégories
pertinentes, ici les tribus d'Israël, et de commander les investigations nécessaires.
Mais cela suppose le respect d'une règle absolue : nul ne sera dénombré à son insu.
Un enseignement annexe est que le recensement des recenseurs obéit à des règles
particulières. Recenser participe du sacré, et relève de la responsabilité du prêtre,
et non du politique.
Après la codification et l'application, voici la transgression : le
Roi David reçoit l'ordre du Seigneur de dénombrer (MNH, meneh, d'où vient le mot arabe,
passé en français, al-manach ) Israël et Juda (2. Samuel , 24,
1-17). Mais il ne respecte aucune des formes prescrites, et encourt un terrible châtiment
: à peine reçoit-il les résultats de son dénombrement, "Israël compte
800 000 hommes tirant le glaive, et Juda 500 000 ", que
ceux-ci deviennent faux : la peste retranche, "de Dan à Beershéba, 70 000
hommes ". Encore heureux que la Miséricorde divine arrête le bras de
l'Ange exterminateur, au moment où il atteint le site de Jérusalem, que David choisit
alors pour y dresser un autel. L'expression biblique pour "recenser" est
"lever la tête " ( Tissa et' Rosch ). Le latin
"caput", tête, a donné les mots français "chef", mais aussi
"cheptel". Le recensement du Roi David est un péché parce qu'il traitait le
peuple comme du bétail. Compter ou numéroter les Hommes comme du bétail, sans leur
demander ni leur nom, ni leur avis, est un péché. Tout recensement doit être décidé
par la Loi, exécuté selon la Loi, contrôlé au nom de la Loi.
L'épisode de David a souvent justifié la méfiance à l'égard des
recensements, et d'abord sous souveraineté juive. Les troubles de la période précédant
la chute du Second Temple sont liés à la révolte de la population contre Rome, qui
entreprenait de soumettre Israël à ses pratiques administratives et fiscales [2].
LÉvangile de Luc (2,1-15) garde la mémoire du recensement de Quirinius, en liant
la présence de Joseph et Marie à Bethléem à "l'édit de César Auguste,
ordonnant le recensement de toute la terre ". Et la confusion sur le mot
"tête" fit dénoncer l'impôt de "capitation" comme une peine de
"décapitation", d'où par exemple l'épisode légendaire de Salomé demandant
la "tête" de Jean-Baptiste, souvent représenté par l'iconographie
chrétienne. Un schisme religieux implique forcément la perversion du langage.
Un risque de cette nature me paraît créé par l'utilisation du mot
"Holocauste" pour désigner la Shoah. Si Yad vaChem n'y prend garde, les païens
prétendront, d'ici quelques siècles, à partir d'inscriptions juives gravées dans le
marbre, qu'un des leurs, nommé Hitler, a sacrifié par le feu des troupeaux de six
millions de têtes, comportement sans doute dément, mais non criminel. La
"tête" de Jean-Baptiste crée un crime là où il n'y en a pas,
"Holocauste" refoule le crime, avant de le nier.
Tout recensement, tout fichier, pose un problème éthique, de décider
qui appartient ou non au peuple, et de quoi faire du résultat. Évoquer les
dénombrements de Juifs, de l'Inquisition à la Shoah, ou les discussions entre
Constituants américains pour savoir s'il fallait recenser les esclaves, ou les menaces
que les fichiers informatiques font aujourd'hui peser sur les libertés individuelles,
nous entraînerait trop loin. Disons que chaque recensement est une décision éthique, et
qu'il appartient aux autorités morales et religieuses de le rappeler aux Gouvernements.
La Cour de Karlsruhe était dans son rôle quand elle a annulé le précédent projet de
recensement de la République Fédérale d'Allemagne, mais le Pape Pie XII a gravement
manqué à son devoir en gardant le silence devant les mesures discriminatoires des nazis.
Dans "discriminer", il y a "crime". Des décisions initiales
précèdent toute "solution finale".
L'effectif d'un peuple relève des secrets de la Providence, et il y a
sacrilège à vouloir le percer. Seuls peuvent y être autorisés, et seulement pour le
bien de la collectivité, non pas des militaires, mais des clercs assermentés,
dénombrant des oboles, des signatures, des bulletins,
correspondant chacun à une
personne ayant accepté de répondre en toute connaissance de l'enquêteur et de
l'enquête. Nul doute que l'Université hébraïque de Jérusalem ne respecte ces règles.
Mais la méthode "onomastique", qui consiste à désigner les personnes de
l'échantillon d'après un choix de noms juifs [3], pose un sérieux problème, celui
d'aller importuner des gens qui n'ont aucune envie de "consacrer" un peu de
temps au questionnaire, équivalent moderne du versement du demi-cheqel .
2. Filiation, croyance, construction
Au contraire du recensement, l'état civil n'apparaît pas
directement dans la Torah. En Occident les registres d'état civil sont cependant des
documents d'origine religieuse, issus des registres de baptême, de mariage et de
sépulture de l'Eglise. Celle-ci les institua d'ailleurs très tard et ne semble pas les
avoir hérités d'une pratique juive connue. La législation rabbinique est muette sur ce
sujet, et les divers registres connus de circoncisions ou de mariages relèvent de
nécessités locales. La principale source d'information des généalogistes juifs, quand
n'est pas disponible un registre laïque, et hormis les familles rabbiniques qui tiennent
fidèlement à jour leur filiation détaillée, est constituée par les pierres tombales,
rédigées plus pieusement que systématiquement, et par les contrats de mariage, les
"ketubot ", (de la même racine que le mot arabe bien connu, mektub ,
c'est écrit ), documentation fort précieuse mais qui est confiée aux familles et
non aux communautés, ce qui a nui en général à leur conservation.
Les registres de lÉglise ont pour origine une obsession
exogamique, qui a pris à certaines époques une ampleur incroyable. Vérifier que vous
n'êtes pas en train d'épouser votre cousine au huitième degré a nécessité une
sérieuse organisation administrative. Certes les Juifs sont portés à l'endogamie [1] ,
et on trouve dans les généalogies des oncles épousant leur nièce, mais il reste que
les commandements proscrivant l'inceste et l'adultère sont longuement détaillés au
chapitre 18 du Lévitique, et qu'ils sont impératifs : "Ani Adonaï ! ".
Comment les appliquer ? comment savoir qui est qui ?
Je ne connais pas de commentaires de l'anthropologie familiale
biblique, et m'en tiens ici à la paternité. Ce que Moïse, Jésus,
et Freud
essayent de nous dire, sans y être apparemment parvenus, c'est
- que la paternité est une croyance,
- qu'aucune société n'est jamais sûre de l'identité du père de
chaque enfant,
- que le mariage devant témoins n'a pas d'autre fonction que de lui en
attribuer un, le vrai ou un autre.
Quel Fils fut-il jamais certain d'être le fils de son Père, sauf à
avoir un minimum de confiance, comment dit-on, de foi?, d'amour?, en sa Mère ?
Seule la Mère est certaine d'une attribution de paternité. Et encore,
il y a des cas limites, comme la prostituée de Jéricho, Rahab, qui connaît deux hommes
la même nuit (Josué ,2). Qui est le Père ? (Le cas de Rahab est
d'ailleurs une des questions sur lesquelles se sont séparés les Juifs et les premiers
Chrétiens : l 'Évangile (Matthieu 1,5) résout son problème, et en fait la mère
de Boaz et donc l'ancêtre du Roi David et du Messie.) Pour le reste, la paternité est un
secret divin. Or il y a un besoin absolu de clarté en ce domaine et d'abord pour la paix
de chaque individu, qui doit "honorer son Père et sa Mère".
Il y a en hébreu une inextricable proximité entre l'idée de
paternité et celle de construction. Ce n'est pas verser dans la Kabbale que de démontrer
cette proximité :
- le mot "père" en hébreu et en arabe, AB, est constitué
des deux premières lettres de l'alphabet, qui le sont restées en grec et en latin ;
- la lettre B, beit, deuxième de l'alphabet et première de la Torah,
porte le nom de la "maison", beit, BYT, et n'est ouverte que sur le Texte;
- le mot bat, BT, veut dire "fille",
- le mot "fils", BN, ben, est formé de la lettre Beit et de
la lettre Noun, et le premier personnage nommé d'après sa filiation est précisément
Josué, fils de Noun (Exode, 33,11)
- les mots "père", AB, et "fils", BN, forment
ensemble le mot ABN, Eben, qui signifie "pierre".
De cette proximité voici trois applications :
- la confusion des langues est symbolisée par la Tour orgueilleuse
"qu'ont construite les fils de l'Homme " , "acher banou bené
haAdame", ASR BNW BNY HADM ( Genèse, 11, 5) ;
- s'établir en diaspora consiste à construire et à engendrer :
" Bâtissez des maisons (Benou batym, BNW BTYM) et habitez-les (
)
prenez des femmes et engendrez des fils et des filles (banym ouvanot, BNYM WBNWT) (Jérémie
. 29, 5-7) ;
- le célèbre jeu de mots de Matthieu, 3,9 repris en 16, 18, quand
Jésus dit à Simon, fils de Jonas : " Et moi aussi, je te dis que tu es
pierre; et sur ce roc, je bâtirai mon assemblée " n'a de sens que s'il un
original hébreu. Le prénom Pierre en est une trace en français. Pourquoi ne pas voir
d'autres traces dans les verbes "bâtir" et "habiter", en rapport avec
la construction ? Contrairement à ce que nous racontent nos linguistes, l'hébreu
imprègne la langue française, prétendument "indo-européenne", comme il
imprègne certainement les autres langues. Qui fera remarquer, par exemple, que l'hébreu
oral s'apparente peut-être à l'arabe, mais que l'alphabet hébreu, et notamment l'ordre
alphabétique hébreu, fondement de toute la "gématrie", est plus proche de
l'alphabet grec que de l'alphabet arabe ? Qui fera remarquer que Babel est une
onomatopée, formée sur le "babil" de l'enfant, mais que ce mot, onomatopée ou
non, a donné en grec Bible, le Livre, et en latin Bobulus, le Peuple ?
Toute enquête sur le peuple juif doit donc s'intéresser aux
conditions de conservation de l'hébreu biblique et de la Bible hébraïque : quels
éléments en avez-vous reçus ? quels éléments transmettez-vous ? La
fréquentation du Talmud-Torah, et la pratique de la bar-mitsvah , symbole de
l'entrée dans le peuple du Livre, et pratique minimale de l'hébreu, devraient être en
particulier soigneusement étudiées.
3. Circoncision et témoignage
Le rapport sexuel ne peut fonder la paternité sociale. Dans la Torah,
c'est la circoncision qui la fonde. La preuve, que chaque Juif devrait méditer, c'est que
nulle mention de rapport entre Abraham et Sarah ne précède la conception d'Isaac, au
contraire de celle d'Ismaël, survenue après qu'Abraham ait "connu" Agar (Genèse
16, 4). Cette distinction entre "le fils selon la chair", Ismaël, et
"le fils selon l'esprit", Isaac, était discutée à l'époque du Second Temple,
comme le montre lÉpître bizarrement dite aux Galates (4, 21-31), alors que je
suppose qu'il s'agit de la Galut , l'Exil, auquel l'auteur s'adresse.
Ce n'est pas une inscription sur un papier, qui permet à chaque homme
de savoir qu'il a un Père, c'est une inscription dans la chair (basar, BSR, la
"chair", et aussi "annoncer" [4] ). Mais comme aucun Juif ne se
souvient de sa circoncision, il est nécessaire, s'il veut savoir qui a fait procéder à
cette opération, qu'elle ait lieu devant témoins. L'institution du minian , la
nécessité de la présence, pour assurer la continuité du monde, des Dix Justes qui
auraient pu sauver Sodome , a précisément lieu au chapitre 18 de Beréchit entre
l'annonce faite à Sara, au chapitre 17, de sa prochaine maternité miraculeuse, et la
naissance d'Isaac, au chapitre 21. Certes il vaut mieux, pour la paix de l'enfant, que
celui qui le fait circoncire soit celui qui l'a conçu. Le fils qu'Abraham est tenté
doffrir ( sacrifier, c'est "faire sacré") est celui qu'il doute avoir
conçu. Le couteau, instrument commun à la circoncision et au sacrifice, lui fait
comprendre que tout Fils a un Père sur cette terre : c'est quand il lève son couteau
qu'Abraham entend l'appel du Ciel, appel que n'entendent pas les pères approuvant
l'avortement de leur enfant. La paternité psychologique se fonde dans le secret de la
conscience. Mais ce qui fonde la paternité sociale dans la Torah, et donc l'identité
sociale de chacun, ce n'est pas le registre, c'est le témoignage du minian
à la circoncision. D'où la déception des pères de filles, qui ne peuvent faire
reconnaître leur paternité.
On comprend pourquoi le faux témoignage a les honneurs du neuvième
Commandement. D' étant le seul témoin de la Paternité, le faux témoignage n'est pas un
mensonge ordinaire, c'est la subversion de la Création. On comprend aussi pourquoi les
communautés juives attachent si peu d'importance à leurs registres et tant d'importance
à la médisance. Quelle médisance est plus subversive que celle qui prétend qu'Un tel
couche avec Une telle ? Quand la Halakha décide qu'est juif le fils né de mère
juive, elle renonce, comme il convient, à décider de la filiation paternelle, qui
relève de lÉternel baroukh Hou . Quand les Musulmans décident qu'est
musulman tout enfant de père musulman, et font une obsession de la fidélité de leurs
femmes, filles et surs, ils se reconnaissent fils d'Ismaël, fils d'Abraham selon la
chair. Les Chrétiens évacuent le problème en chargeant le Prêtre, sans minian ,
de baptiser l'enfant, même trouvé, "au Nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit", mais le retrouvent quand il s'agit d'inscrire sur le registre les
déclarations du Père et du Parrain, de la Mère et de la Marraine. Ainsi l'ascendance
généalogique, y compris royale, établie à coup de registres, a valeur de convention
sociale, au mieux de "vérité historique", mais n'aura jamais aucune certitude
biologique. C'est pourquoi chacun descend peut-être du Roi David, c'est pourquoi toute
femme enceinte porte peut-être le Messie.
Toute enquête sur le peuple juif doit donc s'intéresser aux
fonctionnement des communautés juives : à quelles occasions se réunit un minian ?
La pratique de la circoncision, symbole de l'entrée dans la filiation juive, devrait
être en particulier soigneusement étudiée.
4. Le calendrier
Et la démographie et la généalogie font appel à des dates, des
âges, des durées. Tout acte d'état civil, toute ketubah, toute pierre tombale porte des
dates. Il est troublant de constater qu'en France les lois sur l'état civil -
sécularisation, institution du mariage civil et du divorce - furent votées le 20
septembre 1792, jour de la bataille de Valmy , veille de l'ère nouvelle que
voulurent symboliser la proclamation de la République et le calendrier républicain [5].
Toute société doit s'accorder sur le calendrier. Ce fut la première
et primordiale fonction des prêtres de toutes les civilisations que de fonder le
calendrier et de l'instituer par des rites collectifs. Kippour, par exemple, est fixé au
dixième jour de la septième Lune (Lévitique , 16,29 et 23,27) ce qui implique un
accord sur le premier jour de la Lune, et sur la première Lune de l'année. Aucun schisme
religieux n'est consommé tant qu'il n'y a pas divorce sur le calendrier. De ce point de
vue, la création du christianisme et du judaïsme, au sens que nous donnons à ces mots,
datent ensemble du concile de Nicée, qui choisit le Dimanche comme Jour du Seigneur et
fixa le Vendredi Saint au voisinage de Pessah'. Trente-quatre ans plus tard, Hillel fils
de Yehoudah Hanassi, Patriarche de Tibériade, assisté de la Commission autorisée,
calculait que la date d'origine, dite de la Création du Monde, de notre calendrier juif,
remontait à 4119 ans [6]. Quoi que Hillel III sût du Concile de Nicée, les compléments
ajoutés progressivement au calendrier biblique, depuis l'exil de Babylone, par les futurs
Juifs et par les futurs Chrétiens, venaient de se révéler, hélas, incompatibles.
Au Commencement est la Semaine, fixée dès le premier chapitre de la
Torah. La Création du Monde place le Soir avant le Matin, et fait apparaître le Soleil
et la Lune au Quatrième "Jour". Le rythme de sept jours est ensuite confirmé
par la Quatrième des Dix Paroles des Tables de la Loi. Bien qu'il n'ait pas de fondement
astronomique, "aucune tentative tendant à instituer un autre rythme n'a donné
satisfaction " [6], que ce soit lÉgypte ancienne ou la Révolution
française. Non seulement il est aujourd'hui universel, mais encore le monde entier est
d'accord sur la désignation des jours, depuis le jour de la Lumière, Dimanche, jusqu'au
Chabbat. Certains cependant font aller la Semaine du Lundi au Dimanche. Nous devrions
faire corriger cette erreur, qu'on trouve notamment dans les horaires des compagnies
aériennes. Nous devrions aussi expliquer que l'épisode de Josué arrêtant le Soleil et
la Lune, sur Gibeôn et la vallée d'Ayalôn, n'a rien à voir avec aucune catastrophe
cosmique, mais marque tout bonnement le démarrage, il y a trente-deux siècles, du cycle
hebdomadaire, la fixation définitive du Chabbat unifié en Eretz Israël : "Il
n'y eut jamais de jour comme celui-là où YHWH écouta la voix d'un Homme "
( Josué , 10, 12-14), c'est-à-dire où une convention humaine eut
valeur astronomique.
Comme la Torah fête chaque Nouvelle Lune (Nombres, 28, 14) ,
il faut la déterminer. On recourt encore au témoignage recueilli devant le tribunal
rabbinique, dont le premier rôle fut de "dire" le calendrier, en annonçant
publiquement le premier jour de chaque mois. Et comme, dès avant la Sortie
dÉgypte, " ce mois sera pour vous en tête des mois " (Exode
12,2), il faut aussi déterminer le mois convenant pour le pèlerinage de Pessah', d'où
nouveau recours au témoignage : le Beth-Din décidait parfois, d'après l'état de la
floraison, d'ajouter une Treizième Lune à l'année. Comment mettre le monde juif
d'accord et faire distinguer la dernière lune de l'hiver et la première du
printemps ? Il y eut certainement de graves conflits d'autorité, et la solution ne
fut trouvée que lorsque fut instituée pour la dernière Pleine lune avant Pessah',
onzième ou douzième suivant le cas, une fête supplémentaire, non prévue par la Torah,
Pourim, fête des Hasards. Le Livre d'Esther, dont le nom veut dire "star",
"étoile", contient de nombreux détails chronologiques, et sauf erreur, les
premières mentions des noms des mois de Tebet et d'Adar. Il s'achève sur une apothéose
calendaire (Esther 9, 17-32). L'histoire de l'institution de Pourim, Hanouka et
Noël, est certainement liée à des midrachim concurrents [7], et à des conflits
politiques entre tenants du Soleil, de la Lune et aussi de la Grossesse, toujours plus ou
moins liée à la Lune, et aux Neuf mois qui vont de lÉquinoxe de Printemps au
Solstice d'Hiver. J'en suis désolé pour les belles histoires qu'on raconte aux enfants,
celles de Mardochée, de Juda Macchabée et de la crèche de Bethléem. Expliquer que l'an
5760 de la Création du monde n'est le seuil d'aucun "troisième millénaire "
pourrait être une belle occasion de distinguer ce qui relève de lhistoire de ce
qui relève des mythes, fussent-ils fondateurs de calendriers.
Toute enquête sur le peuple juif doit en tout cas s'intéresser aux
éléments du calendrier que respectent les Juifs : comment est marqué le Chabbat,
comment sont célébrés Pessah', Yom Kippour, et les autres fêtes, comment sont
commémorés les deuils ?
5. Conclusion
Pour organiser une enquête de qualité sur la peuple juif, il faut
d'abord faire connaître ce qu'on sait déjà. Des articles documentés sur les
prescriptions bibliques, sur la façon dont les communautés d'Israël et de la Diaspora
les conservent, sur la façon dont les autres religions du Livre les ont adaptées ou
oubliées, intéresseraient certainement un vaste public attaché à la Bible, qui
dépasse de loin le monde juif. Ensuite il faut organiser l'exploitation statistique des
registres d'état civil, permettant le décompte annuel, et autant que possible
rétrospectif, des circoncisions, bar-mitzvah, mariages et décès, rassembler les
données sur l'assistance aux offices et cérémonies, et sur la participation au
Talmud-Torah. Une fois ces conditions satisfaites il sera toujours temps de faire de
nouvelles enquêtes, psychologiques et sociologiques, sur d'autres pratiques identitaires,
comme le respect de la cacherut et du repos du Chabbat, le voyage en Israël, le
militantisme antiraciste et/ou sioniste.
***
Oui, il existe un peuple juif, qui se manifeste chaque fois qu'un minian ,
où que ce soit dans le monde, se réunit pour réciter le Chema, pour unir un nouveau
couple, pour circoncire un petit garçon, pour réciter le Kaddich en mémoire d'un
disparu, chaque fois qu'une famille célèbre le Seder à la Pleine Lune de Printemps, ou
que retentit le Chofar de Neïla au Dixième jour de la Septième Lune. Il devrait être
possible de mesurer la vitalité de ce peuple, sans transgresser le moins du monde les
règles impératives reçues de Moïse, ne jamais recenser personne à son insu.
Chalom !
Michel Louis LEVY