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Michel Louis Lévy
Administrateur de l'INSEE, en retraite
Membre du Conseil de surveillance de la CNAF
Co-fondateur et ancien président du Cercle de Généalogie Juive
Membre fondateur de Judeopedia.org

Démographie, généalogie et Torah.

Existe-t-il un peuple juif  ?

 Michel Louis Lévy

Les deux instruments fondamentaux de l'analyse démographique sont le recensement de la population (census ) et les statistiques de l'état civil (vital statistics ). Celles-ci sont établies à partir des actes de naissance, mariage, décès, dont la conservation permet l'établissement rétrospectif de généalogies. Recensements et état civil sont des actes de souveraineté des États de droit, confiés par le législateur à l'exécutif sous le contrôle du juge.

L'Université hébraïque de Jérusalem organise une enquête mondiale sur la situation démographique du peuple juif. Ce projet a-t-il un sens à la lumière de la Torah ? Où est le recensement ? où est l'état civil ? Où est le peuple ?

1. Le recensement dans la Bible

La Torah organise minutieusement le recensement. Cela commence enExode  30, 11-16 : "Vayedaber Adonaï el Mosche lemor : Quand tu lèveras la tête des enfants d'Israël pour les compter…"  , chaque recensé, " depuis l'âge de vingt ans et au dessus ", riche ou pauvre, devra donner, en obole pour le service du sanctuaire, le plus petit signe monétaire existant, le "demi-chéquel", ou demi-sicle. Ainsi les lévites auront à compter, non les hommes, mais les signes, ici monétaires. Mes collègues israéliens m'ont raconté que lors du premier recensement de l’État d'Israël, les Rabbins demandèrent si cette opération serait "cachère". Roberto Bachi les rassura en leur montrant que les statisticiens ne compteraient pas les citoyens, mais les cartes perforées correspondant aux questionnaires qu'ils auraient volontairement remplis.

Le début du livre de Bamidbar décrit, comme chacun sait, le dénombrement des enfants d'Israël dans le désert. Daber, DBR, c'est la Parole, et Midbar, MDBR, qu'on traduit en général par "désert", c'est le lieu d'où vient la Parole. La substitution, par référence à ce dénombrement, du titre "Nombres", pour le Quatrième Livre de Moïse, à l'original "Bamidbar", participe de l'inversion de la métaphore de l'Espace (D', c'est le Désert qui parle à l'Homme) pour la métaphore du Personnage ( Celui qui parle dans le Désert).

Le dénombrement est fait "en comptant nommément". Les résultats distinguent l'appartenance à l'une des douze tribus, et pour celle de Lévi, la fonction sacerdotale des différents clans, ainsi que la catégorie des premiers-nés, "comptés nommément depuis l'âge d'un mois  " ( Nb. 3, 43 ). Aucune mention d'étrangers dans ces dénombrements, bien qu'il ait été précisé que des gens d'origines variées s'étaient joints aux Hébreux lors de la sortie d’Égypte. Ainsi tout mâle décidant de sa propre volonté de payer le demi-cheqel était réputé avoir vingt ans ou plus, et faire partie d'une tribu d'Israël. De ce point de vue, être recensé relève d'une décision libre et responsable, qui doit simplement être certifiée par celui qui reçoit les dons pour le sanctuaire : le lévite, recruté, lui, dès l'âge d'un mois.[1]

L'enseignement que je tire du récit est le suivant : c'est un devoir, pour toute puissance publique légitime, de compter ses administrés par catégories pertinentes, ici les tribus d'Israël, et de commander les investigations nécessaires. Mais cela suppose le respect d'une règle absolue : nul ne sera dénombré à son insu. Un enseignement annexe est que le recensement des recenseurs obéit à des règles particulières. Recenser participe du sacré, et relève de la responsabilité du prêtre, et non du politique.

Après la codification et l'application, voici la transgression : le Roi David reçoit l'ordre du Seigneur de dénombrer (MNH, meneh, d'où vient le mot arabe, passé en français, al-manach ) Israël et Juda (2. Samuel , 24, 1-17). Mais il ne respecte aucune des formes prescrites, et encourt un terrible châtiment : à peine reçoit-il les résultats de son dénombrement, "Israël compte 800 000 hommes tirant le glaive, et Juda 500 000  ", que ceux-ci deviennent faux : la peste retranche, "de Dan à Beershéba, 70 000 hommes ". Encore heureux que la Miséricorde divine arrête le bras de l'Ange exterminateur, au moment où il atteint le site de Jérusalem, que David choisit alors pour y dresser un autel. L'expression biblique pour "recenser" est "lever la tête " ( Tissa et' Rosch ). Le latin "caput", tête, a donné les mots français "chef", mais aussi "cheptel". Le recensement du Roi David est un péché parce qu'il traitait le peuple comme du bétail. Compter ou numéroter les Hommes comme du bétail, sans leur demander ni leur nom, ni leur avis, est un péché. Tout recensement doit être décidé par la Loi, exécuté selon la Loi, contrôlé au nom de la Loi.

L'épisode de David a souvent justifié la méfiance à l'égard des recensements, et d'abord sous souveraineté juive. Les troubles de la période précédant la chute du Second Temple sont liés à la révolte de la population contre Rome, qui entreprenait de soumettre Israël à ses pratiques administratives et fiscales [2]. L’Évangile de Luc (2,1-15) garde la mémoire du recensement de Quirinius, en liant la présence de Joseph et Marie à Bethléem à "l'édit de César Auguste, ordonnant le recensement de toute la terre ". Et la confusion sur le mot "tête" fit dénoncer l'impôt de "capitation" comme une peine de "décapitation", d'où par exemple l'épisode légendaire de Salomé demandant la "tête" de Jean-Baptiste, souvent représenté par l'iconographie chrétienne. Un schisme religieux implique forcément la perversion du langage.

Un risque de cette nature me paraît créé par l'utilisation du mot "Holocauste" pour désigner la Shoah. Si Yad vaChem n'y prend garde, les païens prétendront, d'ici quelques siècles, à partir d'inscriptions juives gravées dans le marbre, qu'un des leurs, nommé Hitler, a sacrifié par le feu des troupeaux de six millions de têtes, comportement sans doute dément, mais non criminel. La "tête" de Jean-Baptiste crée un crime là où il n'y en a pas, "Holocauste" refoule le crime, avant de le nier.

Tout recensement, tout fichier, pose un problème éthique, de décider qui appartient ou non au peuple, et de quoi faire du résultat. Évoquer les dénombrements de Juifs, de l'Inquisition à la Shoah, ou les discussions entre Constituants américains pour savoir s'il fallait recenser les esclaves, ou les menaces que les fichiers informatiques font aujourd'hui peser sur les libertés individuelles, nous entraînerait trop loin. Disons que chaque recensement est une décision éthique, et qu'il appartient aux autorités morales et religieuses de le rappeler aux Gouvernements. La Cour de Karlsruhe était dans son rôle quand elle a annulé le précédent projet de recensement de la République Fédérale d'Allemagne, mais le Pape Pie XII a gravement manqué à son devoir en gardant le silence devant les mesures discriminatoires des nazis. Dans "discriminer", il y a "crime". Des décisions initiales précèdent toute "solution finale".

L'effectif d'un peuple relève des secrets de la Providence, et il y a sacrilège à vouloir le percer. Seuls peuvent y être autorisés, et seulement pour le bien de la collectivité, non pas des militaires, mais des clercs assermentés, dénombrant des oboles, des signatures, des bulletins,… correspondant chacun à une personne ayant accepté de répondre en toute connaissance de l'enquêteur et de l'enquête. Nul doute que l'Université hébraïque de Jérusalem ne respecte ces règles. Mais la méthode "onomastique", qui consiste à désigner les personnes de l'échantillon d'après un choix de noms juifs [3], pose un sérieux problème, celui d'aller importuner des gens qui n'ont aucune envie de "consacrer" un peu de temps au questionnaire, équivalent moderne du versement du demi-cheqel .

2. Filiation, croyance, construction 

Au contraire du recensement, l'état civil n'apparaît pas directement dans la Torah. En Occident les registres d'état civil sont cependant des documents d'origine religieuse, issus des registres de baptême, de mariage et de sépulture de l'Eglise. Celle-ci les institua d'ailleurs très tard et ne semble pas les avoir hérités d'une pratique juive connue. La législation rabbinique est muette sur ce sujet, et les divers registres connus de circoncisions ou de mariages relèvent de nécessités locales. La principale source d'information des généalogistes juifs, quand n'est pas disponible un registre laïque, et hormis les familles rabbiniques qui tiennent fidèlement à jour leur filiation détaillée, est constituée par les pierres tombales, rédigées plus pieusement que systématiquement, et par les contrats de mariage, les "ketubot ", (de la même racine que le mot arabe bien connu, mektub , c'est écrit ), documentation fort précieuse mais qui est confiée aux familles et non aux communautés, ce qui a nui en général à leur conservation.

Les registres de l’Église ont pour origine une obsession exogamique, qui a pris à certaines époques une ampleur incroyable. Vérifier que vous n'êtes pas en train d'épouser votre cousine au huitième degré a nécessité une sérieuse organisation administrative. Certes les Juifs sont portés à l'endogamie [1] , et on trouve dans les généalogies des oncles épousant leur nièce, mais il reste que les commandements proscrivant l'inceste et l'adultère sont longuement détaillés au chapitre 18 du Lévitique, et qu'ils sont impératifs : "Ani Adonaï !  ". Comment les appliquer ? comment savoir qui est qui ?

Je ne connais pas de commentaires de l'anthropologie familiale biblique, et m'en tiens ici à la paternité. Ce que Moïse, Jésus,… et Freud essayent de nous dire, sans y être apparemment parvenus, c'est

- que la paternité est une croyance,

- qu'aucune société n'est jamais sûre de l'identité du père de chaque enfant,

- que le mariage devant témoins n'a pas d'autre fonction que de lui en attribuer un, le vrai ou un autre.

Quel Fils fut-il jamais certain d'être le fils de son Père, sauf à avoir un minimum de confiance, comment dit-on, de foi?, d'amour?, en sa Mère ?

Seule la Mère est certaine d'une attribution de paternité. Et encore, il y a des cas limites, comme la prostituée de Jéricho, Rahab, qui connaît deux hommes la même nuit (Josué ,2). Qui est le Père ? (Le cas de Rahab est d'ailleurs une des questions sur lesquelles se sont séparés les Juifs et les premiers Chrétiens : l 'Évangile (Matthieu 1,5) résout son problème, et en fait la mère de Boaz et donc l'ancêtre du Roi David et du Messie.) Pour le reste, la paternité est un secret divin. Or il y a un besoin absolu de clarté en ce domaine et d'abord pour la paix de chaque individu, qui doit "honorer son Père et sa Mère".

Il y a en hébreu une inextricable proximité entre l'idée de paternité et celle de construction. Ce n'est pas verser dans la Kabbale que de démontrer cette proximité :

- le mot "père" en hébreu et en arabe, AB, est constitué des deux premières lettres de l'alphabet, qui le sont restées en grec et en latin ;

- la lettre B, beit, deuxième de l'alphabet et première de la Torah, porte le nom de la "maison", beit, BYT, et n'est ouverte que sur le Texte;

- le mot bat, BT, veut dire "fille",

- le mot "fils", BN, ben, est formé de la lettre Beit et de la lettre Noun, et le premier personnage nommé d'après sa filiation est précisément Josué, fils de Noun (Exode, 33,11)

- les mots "père", AB, et "fils", BN, forment ensemble le mot ABN, Eben, qui signifie "pierre".

De cette proximité voici trois applications :

- la confusion des langues est symbolisée par la Tour orgueilleuse "qu'ont construite les fils de l'Homme " , "acher banou bené haAdame", ASR BNW BNY HADM ( Genèse, 11, 5) ;

- s'établir en diaspora consiste à construire et à engendrer : " Bâtissez des maisons (Benou batym, BNW BTYM) et habitez-les (…) prenez des femmes et engendrez des fils et des filles (banym ouvanot, BNYM WBNWT) (Jérémie . 29, 5-7) ;

- le célèbre jeu de mots de Matthieu, 3,9 repris en 16, 18, quand Jésus dit à Simon, fils de Jonas : " Et moi aussi, je te dis que tu es pierre; et sur ce roc, je bâtirai mon assemblée " n'a de sens que s'il un original hébreu. Le prénom Pierre en est une trace en français. Pourquoi ne pas voir d'autres traces dans les verbes "bâtir" et "habiter", en rapport avec la construction ? Contrairement à ce que nous racontent nos linguistes, l'hébreu imprègne la langue française, prétendument "indo-européenne", comme il imprègne certainement les autres langues. Qui fera remarquer, par exemple, que l'hébreu oral s'apparente peut-être à l'arabe, mais que l'alphabet hébreu, et notamment l'ordre alphabétique hébreu, fondement de toute la "gématrie", est plus proche de l'alphabet grec que de l'alphabet arabe ? Qui fera remarquer que Babel est une onomatopée, formée sur le "babil" de l'enfant, mais que ce mot, onomatopée ou non, a donné en grec Bible, le Livre, et en latin Bobulus, le Peuple ?

Toute enquête sur le peuple juif doit donc s'intéresser aux conditions de conservation de l'hébreu biblique et de la Bible hébraïque : quels éléments en avez-vous reçus ? quels éléments transmettez-vous ? La fréquentation du Talmud-Torah, et la pratique de la bar-mitsvah , symbole de l'entrée dans le peuple du Livre, et pratique minimale de l'hébreu, devraient être en particulier soigneusement étudiées.

3. Circoncision et témoignage

Le rapport sexuel ne peut fonder la paternité sociale. Dans la Torah, c'est la circoncision qui la fonde. La preuve, que chaque Juif devrait méditer, c'est que nulle mention de rapport entre Abraham et Sarah ne précède la conception d'Isaac, au contraire de celle d'Ismaël, survenue après qu'Abraham ait "connu" Agar (Genèse 16, 4). Cette distinction entre "le fils selon la chair", Ismaël, et "le fils selon l'esprit", Isaac, était discutée à l'époque du Second Temple, comme le montre l’Épître bizarrement dite aux Galates (4, 21-31), alors que je suppose qu'il s'agit de la Galut , l'Exil, auquel l'auteur s'adresse.

Ce n'est pas une inscription sur un papier, qui permet à chaque homme de savoir qu'il a un Père, c'est une inscription dans la chair (basar, BSR, la "chair", et aussi "annoncer" [4] ). Mais comme aucun Juif ne se souvient de sa circoncision, il est nécessaire, s'il veut savoir qui a fait procéder à cette opération, qu'elle ait lieu devant témoins. L'institution du minian , la nécessité de la présence, pour assurer la continuité du monde, des Dix Justes qui auraient pu sauver Sodome , a précisément lieu au chapitre 18 de Beréchit entre l'annonce faite à Sara, au chapitre 17, de sa prochaine maternité miraculeuse, et la naissance d'Isaac, au chapitre 21. Certes il vaut mieux, pour la paix de l'enfant, que celui qui le fait circoncire soit celui qui l'a conçu. Le fils qu'Abraham est tenté d’offrir ( sacrifier, c'est "faire sacré") est celui qu'il doute avoir conçu. Le couteau, instrument commun à la circoncision et au sacrifice, lui fait comprendre que tout Fils a un Père sur cette terre : c'est quand il lève son couteau qu'Abraham entend l'appel du Ciel, appel que n'entendent pas les pères approuvant l'avortement de leur enfant. La paternité psychologique se fonde dans le secret de la conscience. Mais ce qui fonde la paternité sociale dans la Torah, et donc l'identité sociale de chacun, ce n'est pas le registre, c'est le témoignage du minian  à la circoncision. D'où la déception des pères de filles, qui ne peuvent faire reconnaître leur paternité.

On comprend pourquoi le faux témoignage a les honneurs du neuvième Commandement. D' étant le seul témoin de la Paternité, le faux témoignage n'est pas un mensonge ordinaire, c'est la subversion de la Création. On comprend aussi pourquoi les communautés juives attachent si peu d'importance à leurs registres et tant d'importance à la médisance. Quelle médisance est plus subversive que celle qui prétend qu'Un tel couche avec Une telle ? Quand la Halakha décide qu'est juif le fils né de mère juive, elle renonce, comme il convient, à décider de la filiation paternelle, qui relève de l’Éternel baroukh Hou . Quand les Musulmans décident qu'est musulman tout enfant de père musulman, et font une obsession de la fidélité de leurs femmes, filles et sœurs, ils se reconnaissent fils d'Ismaël, fils d'Abraham selon la chair. Les Chrétiens évacuent le problème en chargeant le Prêtre, sans minian , de baptiser l'enfant, même trouvé, "au Nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit", mais le retrouvent quand il s'agit d'inscrire sur le registre les déclarations du Père et du Parrain, de la Mère et de la Marraine. Ainsi l'ascendance généalogique, y compris royale, établie à coup de registres, a valeur de convention sociale, au mieux de "vérité historique", mais n'aura jamais aucune certitude biologique. C'est pourquoi chacun descend peut-être du Roi David, c'est pourquoi toute femme enceinte porte peut-être le Messie.

Toute enquête sur le peuple juif doit donc s'intéresser aux fonctionnement des communautés juives : à quelles occasions se réunit un minian ? La pratique de la circoncision, symbole de l'entrée dans la filiation juive, devrait être en particulier soigneusement étudiée.

4. Le calendrier

Et la démographie et la généalogie font appel à des dates, des âges, des durées. Tout acte d'état civil, toute ketubah, toute pierre tombale porte des dates. Il est troublant de constater qu'en France les lois sur l'état civil - sécularisation, institution du mariage civil et du divorce - furent votées le 20 septembre 1792, jour de la bataille de Valmy , veille de l'ère nouvelle que voulurent symboliser la proclamation de la République et le calendrier républicain [5].

Toute société doit s'accorder sur le calendrier. Ce fut la première et primordiale fonction des prêtres de toutes les civilisations que de fonder le calendrier et de l'instituer par des rites collectifs. Kippour, par exemple, est fixé au dixième jour de la septième Lune (Lévitique , 16,29 et 23,27) ce qui implique un accord sur le premier jour de la Lune, et sur la première Lune de l'année. Aucun schisme religieux n'est consommé tant qu'il n'y a pas divorce sur le calendrier. De ce point de vue, la création du christianisme et du judaïsme, au sens que nous donnons à ces mots, datent ensemble du concile de Nicée, qui choisit le Dimanche comme Jour du Seigneur et fixa le Vendredi Saint au voisinage de Pessah'. Trente-quatre ans plus tard, Hillel fils de Yehoudah Hanassi, Patriarche de Tibériade, assisté de la Commission autorisée, calculait que la date d'origine, dite de la Création du Monde, de notre calendrier juif, remontait à 4119 ans [6]. Quoi que Hillel III sût du Concile de Nicée, les compléments ajoutés progressivement au calendrier biblique, depuis l'exil de Babylone, par les futurs Juifs et par les futurs Chrétiens, venaient de se révéler, hélas, incompatibles.

Au Commencement est la Semaine, fixée dès le premier chapitre de la Torah. La Création du Monde place le Soir avant le Matin, et fait apparaître le Soleil et la Lune au Quatrième "Jour". Le rythme de sept jours est ensuite confirmé par la Quatrième des Dix Paroles des Tables de la Loi. Bien qu'il n'ait pas de fondement astronomique, "aucune tentative tendant à instituer un autre rythme n'a donné satisfaction " [6], que ce soit l’Égypte ancienne ou la Révolution française. Non seulement il est aujourd'hui universel, mais encore le monde entier est d'accord sur la désignation des jours, depuis le jour de la Lumière, Dimanche, jusqu'au Chabbat. Certains cependant font aller la Semaine du Lundi au Dimanche. Nous devrions faire corriger cette erreur, qu'on trouve notamment dans les horaires des compagnies aériennes. Nous devrions aussi expliquer que l'épisode de Josué arrêtant le Soleil et la Lune, sur Gibeôn et la vallée d'Ayalôn, n'a rien à voir avec aucune catastrophe cosmique, mais marque tout bonnement le démarrage, il y a trente-deux siècles, du cycle hebdomadaire, la fixation définitive du Chabbat unifié en Eretz Israël : "Il n'y eut jamais de jour comme celui-là où YHWH écouta la voix d'un Homme " ( Josué , 10, 12-14), c'est-à-dire où une convention humaine eut valeur astronomique.

Comme la Torah fête chaque Nouvelle Lune (Nombres, 28, 14) , il faut la déterminer. On recourt encore au témoignage recueilli devant le tribunal rabbinique, dont le premier rôle fut de "dire" le calendrier, en annonçant publiquement le premier jour de chaque mois. Et comme, dès avant la Sortie d’Égypte, " ce mois sera pour vous en tête des mois " (Exode 12,2), il faut aussi déterminer le mois convenant pour le pèlerinage de Pessah', d'où nouveau recours au témoignage : le Beth-Din décidait parfois, d'après l'état de la floraison, d'ajouter une Treizième Lune à l'année. Comment mettre le monde juif d'accord et faire distinguer la dernière lune de l'hiver et la première du printemps ? Il y eut certainement de graves conflits d'autorité, et la solution ne fut trouvée que lorsque fut instituée pour la dernière Pleine lune avant Pessah', onzième ou douzième suivant le cas, une fête supplémentaire, non prévue par la Torah, Pourim, fête des Hasards. Le Livre d'Esther, dont le nom veut dire "star", "étoile", contient de nombreux détails chronologiques, et sauf erreur, les premières mentions des noms des mois de Tebet et d'Adar. Il s'achève sur une apothéose calendaire (Esther 9, 17-32). L'histoire de l'institution de Pourim, Hanouka et Noël, est certainement liée à des midrachim concurrents [7], et à des conflits politiques entre tenants du Soleil, de la Lune et aussi de la Grossesse, toujours plus ou moins liée à la Lune, et aux Neuf mois qui vont de l’Équinoxe de Printemps au Solstice d'Hiver. J'en suis désolé pour les belles histoires qu'on raconte aux enfants, celles de Mardochée, de Juda Macchabée et de la crèche de Bethléem. Expliquer que l'an 5760 de la Création du monde n'est le seuil d'aucun "troisième millénaire " pourrait être une belle occasion de distinguer ce qui relève de l’histoire de ce qui relève des mythes, fussent-ils fondateurs de calendriers.

Toute enquête sur le peuple juif doit en tout cas s'intéresser aux éléments du calendrier que respectent les Juifs : comment est marqué le Chabbat, comment sont célébrés Pessah', Yom Kippour, et les autres fêtes, comment sont commémorés les deuils ?

 

5. Conclusion

Pour organiser une enquête de qualité sur la peuple juif, il faut d'abord faire connaître ce qu'on sait déjà. Des articles documentés sur les prescriptions bibliques, sur la façon dont les communautés d'Israël et de la Diaspora les conservent, sur la façon dont les autres religions du Livre les ont adaptées ou oubliées, intéresseraient certainement un vaste public attaché à la Bible, qui dépasse de loin le monde juif. Ensuite il faut organiser l'exploitation statistique des registres d'état civil, permettant le décompte annuel, et autant que possible rétrospectif, des circoncisions, bar-mitzvah, mariages et décès, rassembler les données sur l'assistance aux offices et cérémonies, et sur la participation au Talmud-Torah. Une fois ces conditions satisfaites il sera toujours temps de faire de nouvelles enquêtes, psychologiques et sociologiques, sur d'autres pratiques identitaires, comme le respect de la cacherut et du repos du Chabbat, le voyage en Israël, le militantisme antiraciste et/ou sioniste.

***

Oui, il existe un peuple juif, qui se manifeste chaque fois qu'un minian , où que ce soit dans le monde, se réunit pour réciter le Chema, pour unir un nouveau couple, pour circoncire un petit garçon, pour réciter le Kaddich en mémoire d'un disparu, chaque fois qu'une famille célèbre le Seder à la Pleine Lune de Printemps, ou que retentit le Chofar de Neïla au Dixième jour de la Septième Lune. Il devrait être possible de mesurer la vitalité de ce peuple, sans transgresser le moins du monde les règles impératives reçues de Moïse, ne jamais recenser personne à son insu.

Chalom !

 

Michel Louis LEVY

Institut national d'études démographiques ( INED )

REFERENCES

[1] Michel Louis LEVY : "Les non-juifs existent-ils ? !"

Les nouveaux cahiers , Paris, Alliance Israélite Universelle, n° 95, hiver 1988-1989, p.14-20.

[2] Monette BOHRMANN " Flavius Josèphe, les Zélotes et Yavné. Pour une relecture de la Guerre des Juifs ".

Berne, Lang, 1989.

[3] Doris BENSIMON et Sergio DELLA PERGOLA : « Population juive de France : socio-démographie et

identité. »

The Hebrew University, Institute of contemporary Jewry. CNRS. 1984, 436 p. 

Analyse dans Revue des études juives , Paris, tome CXLVI, janvier - juin 1987, fascicule 1-2., p.159-163.

[4] Marie BALMARY : "Le sacrifice interdit. Freud et la Bible".

Paris, Grasset, 1986, 293 p.

[5] Michel Louis LEVY : "Une théologie laïque est-elle possible ?"

Revue des deux mondes , Paris, mai 1989, p. 106-116.

[6] Moïse SIBONY : " Le Jour dans le judaïsme. Son histoire et ses moments significatifs  ".

Edité par l'auteur, avec le concours du CNRS. Faculté des sciences, Tours, 1986, 354 p.

[7] Bernard DUBOURG : "L'invention de Jésus". Paris, Gallimard, tome 1, 1987, tome 2, 1989.

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