Le statisticien face aux tabous
Sociétal, n° 37, 3ème trimestre 2002, p.
35-37
Michel Louis Lévy
Parmi les
nombreuses corporations qu’interpelle la calamiteuse élection présidentielle
de 2002, celle des statisticiens, démographes et autres spécialistes de
sciences humaines figure en bonne place. Ne sont pas visés ici les
professionnels des sondages, photographes de l’instant et de l’éphémère,
dont le pronostic du vendredi (Jospin 18 % en baisse, Le Pen 14 % en hausse)
est honorablement proche du résultat du dimanche (Jospin 16%, Le Pen 17 %),
auquel il a évidemment contribué, en démobilisant bon nombre d’électeurs
potentiels de Jospin et en les éparpillant vers d’autres candidats et vers
l’abstention. Non, la question qui se pose aux statisticiens français ne
concerne pas les enquêtes qu’ils font, ni les estimations qu’ils donnent,
dont la qualité technique est au meilleur niveau mondial. Elle concerne les
enquêtes qu’ils ne font pas et les statistiques qu’ils ne dressent pas.
Pourquoi
avons-nous en France une catégorie d’ « immigrés clandestins », dont les
bons esprits disent que « par définition, on ne sait pas combien ils sont »
mais dont les fantasmes racistes imaginent qu’ils se comptent par
millions ?
Pourquoi
laissons-nous circuler des estimations sur cinq millions de Musulmans
résidant en France, sans être capables de préciser grosso modo
comment ils se répartissent par nationalités, pays d’origine, lieux de
naissance et de résidence, conditions de vie, degré de pratique
religieuse ?
Pourquoi la
démographe Michèle Tribalat, qui avait difficilement réussi à faire
distinguer, au recensement de 1990, la catégorie des « immigrés » de celle
des « étrangers », a-t-elle été persécutée par ses collègues quand elle a
publié un excellent ouvrage ()
dans lequel elle dédramatisait la question de l’immigration et ne faisait
qu’attirer l’attention sur quelques points problématiques, la difficile
intégration des Turcs, le service militaire des Algériens, la pratique de la
polygamie par quelques ethnies africaines ?…
Pourquoi la
même Michèle Tribalat a-t-elle été confrontée en 1998 à la méchante
polémique dite « des catégories ethniques », que quelques quotidiens et
hebdomadaires ont fait mousser jusqu’au terrorisme intellectuel, sous
prétexte qu’elle cherchait à distinguer, dans une enquête sur l’intégration
des immigrés, les Kabyles des autres Algériens, les Kurdes des autres Turcs,
les Tamouls des autres Sri-Lankais, et alors qu’elle avait obtenu toutes les
autorisations nécessaires de la CNIL et des organismes publics qui avaient
financé l’enquête ?
Les traces de
l’Histoire
De façon plus
générale, pourquoi un pays capable de collationner en quelques heures les
votes de dizaines de millions d’électeurs, ou les millions de paris du Loto
et d’en publier en quelques jours des analyses détaillées, n’est-il pas
capable de fournir au public, et aux responsables locaux et nationaux, des
bilans clairs des recettes et dépenses de la Sécurité sociale, détaillés par
régimes, tranches d’âge, configurations familiales, catégories sociales et
nationalités ?
Pourquoi enfin l'étude des classes sociales, des groupes religieux et
linguistiques, des catégories ethniques, des courants d’opinion,… a-t-elle
pris en France un si grand retard ? Pourquoi les statisticiens officiels
abandonnent-ils ces questions aux universitaires, sociologues et chercheurs
en science politique, tout en écartant ceux-ci des banques de données
publiques et en les soumettant à toutes sortes de réglementations
pointilleuses ? En un temps où la moindre bizarrerie sexuelle fait l'objet
d'enquêtes et de sondages, financés sur fonds publics, pourquoi serait-il
interdit de demander aux gens quelle langue ils parlent chez eux, quelles
écoles ils ont fréquentées, quels rites religieux ils respectent… ?
Il y a une
réponse commune à ces questions : le respect abusif de deux tabous, sans
doute historiquement justifiés, mais devenus caducs et contre-productifs. Le
premier est la laïcité à la française, nourrie des souvenirs horrifiés des
guerres de religion, qui a érigé en principe fondateur le refus des
classifications religieuses. Au long du XIXe siècle, de l'échec de la
Constitution civile du clergé à la séparation de l'Église et de l'État, les
choses se sont radicalisées. La question sur l'appartenance religieuse a été
supprimée en 1876 des recensements de population de la France
métropolitaine, mais non de l’Algérie ().
Deuxième tabou : les crimes nazis, les complaisances du régime de Vichy et
l’importance qu’eurent les faux papiers dans les combats de la Résistance,
ont interdit tout suivi administratif des adresses et des changements de
domicile, plus généralement ont rendu les Français particulièrement méfiants
à l’égard de toute interconnexion de fichiers administratifs.
Tout effort de
modernisation impliquant décentralisation et informatisation implique la
levée de ces tabous, largement contingents, et propres à la France :
celle-ci s'interdit d'interroger ses ressortissants sur leur religion, mais
cela se fait en Allemagne ; sur leur race, mais cela se fait aux Etats-Unis…
Plus
généralement, une conception exagérément rigoureuse de la « sphère privée »
empêche les organismes sociaux, à commencer par la Sécurité sociale, d’avoir
une connaissance statistique élémentaire des publics auxquels ils
s’adressent une connaissance dont les coûts sont loin d’être négligeables.
Le fouillis
des définitions
Revenons en
arrière. A la Libération, on transforme le Service national des
Statistiques, créé pendant l’Occupation par le Contrôleur général René
Carmille sous couvert de mobilisation militaire clandestine, en Institut
national de la statistique et des études économiques (INSEE). Le
« numéro Carmille » à treize chiffres, fondé sur l’acte de naissance,
devient numéro de Sécurité sociale et instrument populaire, puisqu’il
sert à percevoir des prestations ou à faire valoir des droits.
Simultanément se
mettait en place l’essentiel de la politique nataliste préconisée par Alfred
Sauvy et Robert Debré (Des Français pour la France, Gallimard, 1945),
dont les deux piliers étaient l’impôt progressif sur le revenu doté du
“ quotient familial ” et un système de Sécurité sociale intégrant les
allocations familiales à côté de l’assurance-maladie et de pensions de
retraite. Mais la méfiance que suscitait l’hégémonie du syndicat communiste,
la CGT, empêchent de doter le système du “ ministère de la Population ”
qu’avaient souhaité les auteurs. Le développement de la Sécurité sociale se
fait alors dans une grande confusion politique et administrative. Le
ministère des Finances était seul pilote de l’impôt sur le revenu, tandis
que la Sécurité sociale se ramifiait en multiples caisses, branches,
risques, régimes…
Or la montée de
l'activité professionnelle féminine, généralisant le "couple à deux
salaires", bouleversa l'économie du système, jusqu'à en pervertir
l'intention. La définition statistique du ménage ne coïncida plus, ni avec
celle du fisc, ni avec celle de la Sécurité sociale.
- Pour
l’INSEE, le ménage est “ l’ensemble des personnes habitant le même
logement ”, étant entendu que beaucoup de “ ménages ” ainsi définis sont
constitués d’une seule personne. Le ménage est le concept qui relie les
individus aux logements : les individus se groupent en ménages, les ménages
habitent un logement.
- Le
“ foyer fiscal ” prend en compte l’“ état matrimonial ” des personnes : deux
adultes célibataires (non “ pacsés ”, doit-on désormais préciser) partageant
le même logement sont taxés séparément.
- Quant
à la notion d’“ assuré social et de ses ayant-droit ”, elle prend en compte
l’activité professionnelle : deux salariés mariés sont assurés séparément
dans deux caisses distinctes de Sécurité sociale.
Et le mariage,
tel que l’enregistre l’état civil, ne correspond plus du tout à l’entrée en
cohabitation, telle que la reconnaît la Sécurité sociale. Celle-ci ne
s’accompagne d’aucune formalité, bien qu’elle ouvre divers droits sociaux,
notamment en matière d’assurance-maladie. Les caisses de Sécurité sociale
procèdent bien à quelques contrôles, mais leurs moyens limités les obligent
à se limiter aux cas d’abus les plus criants. A côté de "l'état civil" s'est
donc ainsi créé un « état social », ce qui conduit par exemple à tolérer
certaines "polygamies" qui ne sont pas toutes d'origine exotique, et divers
« effets pervers », comme l’instrumentalisation du mariage à des fins
bancaires ou fiscales…
L’échec du
projet Safari
En 1971, quand
l’informatique, alors sur bandes magnétiques, commença à remplacer la
mécanographie à cartes perforées, l’occasion avait paru se présenter de
remédier à cette confusion : l’INSEE décida de centraliser à Nantes les
répertoires d’identification, jusque là régionaux, mais baptisa
malencontreusement le projet « Safari », pour Système Automatisé pour les
Fichiers Administratifs et le Répertoire des Individus. Dans une sorte
de vertige technocratique, l’administration envisagea ensuite de cumuler
cette centralisation avec celle, à Tours, du fichier de la Caisse nationale
d’Assurance vieillesse (CNAV), contenant l’adresse des assurés, et
d’interconnecter ces fichiers avec ceux de la carte nationale d’identité,
gérée par le ministère de l’Intérieur.
Le 21 mars 1974,
Le Monde dénonça la transgression du tabou sous le titre “ Safari ou
la chasse aux Français ”. Une campagne passionnelle s’ensuit, dans laquelle
le numéro Carmille fut accusé - à tort - d’avoir servi à la persécution des
Juifs. Il fallut, pour calmer le jeu, le vote de la loi du 6 janvier 1978,
créant la CNIL mais l’aventure laissa des traces profondes. Les responsables
de l’INSEE, en particulier, jurèrent qu’on ne les y prendrait plus. Il
aurait fallu, alors, renoncer à toute centralisation et reprendre le projet
Safari sur une base régionale, tout en respectant scrupuleusement la
nouvelle législation. Celle-ci n’interdit nullement l’interconnexion de
fichiers, ni le relevé de « données sensibles », mais elle les soumet à des
règles draconiennes : assentiment des personnes concernées, finalité de chaque fichier
clairement affichée et contrôlée, possibilité d'accès aux enregistrements
et de rectification des
informations nominatives. Au lieu de cela, la pagaille s’aggrava, ce
qui contribua à pérenniser le déficit de la Sécurité sociale.
Une double
circonstance permet aujourd’hui d’envisager une sensible amélioration de la
connaissance statistique des ménages. D’un côté, la loi sur la couverture
maladie universelle affilie à la Sécurité sociale toute personne résidant
régulièrement en France. De l’autre, la loi sur la “ démocratie de
proximité ” à la demande de l’INSEE, a supprimé le recensement général de la
population, et l’a remplacé, sous le nom de « recensement rénové de
population » par un ensemble d’enquêtes tournantes, par cycles de cinq ans,
exhaustives pour la moitié de la population dans les communes de moins de
10 000 habitants, par sondage pour l’autre moitié dans les communes plus
peuplées. Pour la fixation annuelle de la population légale, la loi prévoit
des interpolations et extrapolations de la population des communes non
recensées à partir du suivi non nominatif des fichiers de la taxe
d’habitation et de l’assurance-maladie.
Jusqu’à présent, la
seule source statistique de la répartition des ménages sur le territoire est
la question du recensement, posée tous les sept ou neuf ans : “Où
habitiez-vous lors du recensement précédent ? Les déplacements qui ont
lieu entre temps, ni ceux qui ont eu lieu depuis le dernier recensement, ne
donnent pas lieu à enregistrement statistique : il n’y a pas d’ “ état civil
des déménagements ”. Les particuliers qui déménagent signalent certes leur
changement d’adresse à de multiples administrations : bureau de poste,
listes électorales, inscriptions scolaires, branchements électriques et
téléphoniques, rôles d’impôts, Sécurité sociale, caisse d’allocations
familiales, fichier de cartes grises, caisses de retraite, etc. mais aucune
statistique cohérente ne synthétise ces informations. Il serait temps de
constituer des répertoires de population.
Recenser les
assurés sociaux
L’informatisation
de l’assurance-maladie et la distribution de la “ carte Vitale ” progresse
de façon décisive, le « prélèvement à la source » de l’impôt sur le revenu
est à l’étude, une “ administration en ligne ” se met en place, dont
l’objectif est de simplifier l’accès des citoyens et des acteurs économiques
aux services publics. Dans ces conditions, le traitement statistique des
cartes d’ayant-droit à la Sécurité sociale, convenablement normalisées,
devrait permettre de suivre et d’étudier la constitution et l’éventuelle
séparation des couples, mariés ou non, ainsi que la naissance et le départ
du foyer des enfants successifs.
L’INSEE gère déjà deux fichiers nationaux : le répertoire électoral, grâce
auquel nul n'est inscrit sur deux listes électorales distinctes et qui ne
concerne que les Français majeurs ; et le répertoire d'identité des
personnes physiques, autour du numéro de Sécurité sociale.
Il paraît raisonnable
de leur adjoindre, sur base régionale, un répertoire des ménages et des
communautés, mis à jour en temps réel, grâce à l’utilisation, sous le
contrôle de la CNIL, des fichiers
- -
de
l’INSEE – recensement rénové, collationnement de l’état civil, répertoire
individuel organisé autour du numéro de Sécurité sociale, fichier électoral
- -
du
fisc (impôt sur le revenu, taxe d’habitation)
- -
des
trois caisses nationales de Sécurité sociale, maladie, vieillesse, famille,
- -
et
des changements d’adresses gérés par La Poste et Electricité de France.
Un recensement
général de la population et des assurés sociaux, tous les cinq ans, limité à
des questions élémentaires d'état civil, de liens familiaux, d'adresse et de
statut professionnel, vérifierait l’exactitude des informations contenues
dans ce répertoire et les mettrait à jour. Il serait administré par voie
postale, ou informatique, dans une majorité de cas, les agents recenseurs
étant réservés aux points faisant problème : immeubles et logements
construits ou ayant changé d’affectation dans les cinq ans écoulés,
communautés, “ population comptée à part ”, populations défavorisées, comme
SDF et RMIstes….
La transparence
des répertoires, c'est-à-dire la possibilité pour chacun d'en vérifier le
contenu et de le corriger au besoin, dédramatisera utilement l'usage des
fichiers informatiques, qui devraient devenir aussi familiers qu’aujourd’hui
celui des registres d'état civil. Aux règles du « secret statistique »,
garanties par le Conseil national de l'Information statistique (CNIS) et par
la Commission nationale Informatique et libertés (CNIL), s'ajoute aussi la
pratique prudente des professionnels des enquêtes. Ceux-ci, sachant
l'importance de l'acceptation des enquêtes pour la qualité des réponses,
veillent à prévenir toute éventuelle inquiétude des personnes interrogées.
C'est plutôt l'information considérable détenue sur ses clients par le
secteur marchand - banques, compagnies d'assurance, sociétés de vente par
correspondance - qui justifie désormais la vigilance du public et des
instances de contrôle, plus que celle rassemblée par l’État et les
établissements publics. Il serait d’ailleurs opportun de fixer aux
entreprises qui gèrent d’importants fichiers nominatifs, ainsi qu’aux
associations reconnues, à définition religieuse ou ethnique, des obligations
statistiques qui viendraient compléter les informations détenues par le
secteur public.
Le vote local
des étrangers
Ces réformes fourniront aussi l’occasion d’admettre enfin que le corps
électoral local est composé de résidents plutôt que de citoyens,
c’est-à-dire des habitants, indépendamment de leur nationalité. Que le
paisible habitant d'une bourgade ait le droit de participer à la gestion des
affaires locales devrait aller de soi. La citoyenneté locale, incluant droit
de résidence, droit au travail et droit de vote local, devrait être ainsi
distinguée de la nationalité (incluant le droit de vote national) et
dépendre en particulier de l'ancienneté de la résidence.
Plus
significatives pour l'économie que les entrées dans le territoire
(immigration) ou dans la nationalité (naturalisation) sont en effet les
entrées dans le système de Sécurité sociale, non seulement pour les nouveaux
salariés, mais aussi pour leurs "ayant droit", conjoints et enfants. S’il
est souhaitable de mieux contrôler l'accès des étrangers à la Sécurité
sociale, il l’est tout autant de le faire aussi pour les travailleurs
autochtones. Il ne sera pas longtemps tolérable que le budget de la Sécurité
sociale, le plus proche de la vie quotidienne en France, soit le moins bien
compris des électeurs. Une réforme en confiant le contrôle démocratique à un
Conseil économique et social dûment rénové serait en l’espèce bienvenue. On
enseigne que l’État détient le monopole de la violence légitime, militaire
et policière, dans des conditions d’emploi conformes à la loi et à la
déontologie des professions correspondantes. Pourrait-on également faire
comprendre qu’il détient aussi celui de l’interconnexion légitime, conforme
à la loi et soucieuse de l’intérêt général ?