La page arrachée
1986
Michel Louis Lévy
Quand je me suis éveillé à la conscience, mon nom était Luciani et mon
Père était corse. Il était né à Ajaccio et son second prénom - il s'appelait
Gilbert Ange - devait être celui d'un grand père que je n'avais pas connu.
Ma naissance était le fruit d'un concours incroyable de circonstances,
puisque ma Mère était, elle, née dans une autre île, si lointaine qu'elle
était inconnue dans le petit village d'Ardèche où nous vivions; sa ville de
naissance s'appelait Nouméa. Mais à l'âge que j'avais, quatre ans, on ne
cherche pas à savoir comment ses parents se sont rencontrés.
Je cherchais plutôt à comprendre pourquoi mon Papa s'absentait toute la
journée pour aller à la ville voisine, Largentière: il avait, me disait ma
mère, un métier dont la nature m'échappait; l'appellation de "clerc d'avoué
" ne m'aurait guère éclairé. J'observais aussi comment ma Maman s'occupait
du ménage et de la cuisine, en regrettant ce qu'elle appelait les
"restrictions". Et je découvrais la nature environnante, par exemple les
arbres appelés mûriers, dont on donnait les feuilles à manger à des
bestioles dites " vers à soie ", qui faisaient de beaux et mystérieux
cocons, dans une pièce nommée " magnanerie ", attenante à notre logis.
Celui-ci était situé à l'étage d'une maison paysanne. On y accédait, comme à
la plupart des autres maisons du hameau, par un escalier extérieur de
pierre, large et droit. Au rez de prairie, notre propriétaire avait gardé
l'usage de l'étable.
Mes amis étaient les enfants du voisinage. J'avais bien, comme eux, des
cousins, mais ceux-ci habitaient ailleurs. On ne pouvait que leur écrire,
jusqu'à ce que, "la guerre" étant terminée, nous pourrions tous habiter la
même ville, "Paris", y compris, espérions-nous, avec un Oncle, dont nous
avions appris, un jour dramatique, qu'il avait été arrêté à Nice, et
"déporté". Une fois, ma mère dut s'absenter quelques jours et prendre le
train, précisément pour Nice. Mon Père, qui s'employa laborieusement à
suppléer son absence, m'expliqua que sa Maman à elle venait de mourir, et
que je ne connaîtrai aucun de mes grands-parents. Mais eux, ses parents à
lui et la Dame en question, m'avaient connus : il me montrait des photos où
ils me tenaient, bébé, dans leurs bras.
Le soir, souvent, nous écoutions la grosse radio de bois verni et mes
parents cherchaient à discerner le vrai entre ce que disaient "Pétain", ou
"Laval", et "De Gaulle". Mais mon problème à moi, c'était de comprendre
comment le voisin pouvait avoir entendu le même discours que nous, comme si
la même personne pouvait être dans deux postes à la fois !
J'aimais apprendre à lire, pour au moins déchiffrer les titres du
journal, d'une seule feuille recto-verso, "Les Allobroges". Mon Père
m'expliquait le reste, et c'était d'autant plus plaisant que les nouvelles
étaient souvent bonnes. Nous étions dans le camp de la victoire qui se
dessinait, loin à l'est. Et il nous restait des amis en réserve, riches et
puissants. Un jour, j'eus une inquiétude: "que mettra-t-on dans le journal,
quand la guerre sera finie ?" Mon Père sourit : " par exemple, que la vache
de notre voisin a vêlé". Je me dis que le journal manquerait d'intérêt.
J'aimais aussi apprendre à compter. Bien des années plus tard, au jeune
homme qui s'était fait reconnaître, on raconta un détail qui avait frappé
les gens du village: "Ah le petit Michou ? tu nous disais que chez toi
l'escalier avait deux marches de plus que chez nous !" Et moi de m'étonner
de ma vocation précoce, en essayant de leur expliquer le métier qu'avait
choisi le petit Michou : statisticien ...
Allant sur mes cinq ans, j'avais été inscrit à l'école maternelle du
village, que fréquentaient catholiques et protestants. L'angoisse
m'étreignit quand un petit camarade, plein de sollicitude, m'expliqua qu'il
faudrait que j'aille bientôt me confesser à l'église. Je dus m'en ouvrir à
mes parents, qui surent me rassurer en ajournant cette perspective. Je
visitai cependant l'église, et me souviens de l'interrogation qui me
poursuivit longtemps, sur la différence entre l'eau bénite et l'eau
ordinaire.
Un matin ensoleillé, revenant chez moi à l'heure du déjeuner, une dame
m'interpella : "va vite dire à tes parents que les Américains ont débarqué".
Je courus, sachant que j'étais porteur de joie. Peut-être la petite sœur, ou
le petit frère, dont la venue m'avait été annoncée, naîtrait la guerre
terminée ! Les événements s'accumulèrent dans l'été qui suivit, mais
n'allèrent cependant pas assez vite. Il y eut d'abord un autre débarquement,
plus proche de nous, en Provence. Un jour, il fallut rester une heure à plat
ventre dans l'herbe, parce qu'un bombardement visait un pont du voisinage.
La Libération fut bizarre, qui consista en un convoi de gros camions
militaires, d'où des soldats casqués jetaient des friandises qu'à la grande
déception de mes parents je recrachais avec dégoût: des tablettes de
chocolat !
Nous avions appris la libération de Paris, et mes parents avaient envisagé
leur retour. Mais il fallut d'abord attendre la petite sœur. Annie naquit en
novembre, au bourg voisin joliment nommé Joyeuse. Et ce ne fut qu'en février
qu'on la jugea capable de supporter un long voyage en train, couchée dans un
hamac. Les adieux à mes amis furent nostalgiques. Les grandes personnes
essayaient de me consoler: "quelle chance tu as d'aller à Paris ! tu vas
voir le Général De Gaulle !"
Ma nostalgie était justifiée. Mes parents avaient beau avoir l'air ravis
de retrouver l'appartement de Neuilly, abandonné cinq ans plus tôt, moi
j'étais déçu : il n'y avait ni magnanerie, ni prairie devant la porte. Et
bien que le Général de Gaulle habitât non loin de nous, dans une belle
propriété blanche du Bois de Boulogne, je ne le vis jamais. Nous
l'entendîmes à la radio, le 8 mai, célébrer la Victoire, mais ce jour là,
mon Père regretta que la joie publique ne soit pas à l'échelle de celle
qu'il avait connue enfant, à l'Armistice de l'autre Guerre.
Je fus inscrit dans un cours privé à côté de chez nous. Et là, j'eus une
grosse surprise : je changeais de nom ! On m'expliqua que mes parents
s'appelaient en réalité Lévy, nom que, pour des raisons obscures, les mêmes
que celles qui nous privaient à tout jamais de l'Oncle déporté, les
Allemands n'aimaient pas; il avait fallu le leur camoufler. Je voulais bien
admettre que mes parents reprennent leur nom, si c'était le leur. Mais
pourquoi changer le mien ?
On m'expliqua aussi que la Corse et la Nouvelle-Calédonie n'avaient été
choisies qu'en raison de leur insularité et de leur éloignement, en cas de
vérification d'état civil. Heureusement que l'avoué de Largentière, Maître
Maurice Méjean, béni soit son Nom, bénie soit sa mémoire, savait que
l'honneur de l'Homme peut, dans certains cas, entraîner l'inexactitude
d'actes administratifs.
Mes parents étaient banalement nés à Paris. Trois de mes grands-parents
étaient alsaciens. Seul le père de ma mère, décédé six ans avant ma
naissance, était né en Russie, dont il avait fui les pogroms à l'âge de
quinze ans.
J'étais un bon élève, et donnais satisfaction à mes parents. Le cours
privé me dispensait de catéchisme, mais me donnait chaque trimestre "la
croix". La directrice proposa un jour à mes parents de m'inscrire
directement de "dixième" en "huitième", elle n'avait pas assez d'élèves pour
former une neuvième. Je pris ainsi une avance, que j'allais garder tout au
long de mes études, et qui me valut, dans ma promotion de Polytechnique où
j'étais le plus jeune élève, le surnom de "Ptinange".
Un drame survint. La petite Annie, âgée de deux ans et demi, fut prise un
soir d'une forte fièvre. La méningite, diagnostiquée trop tard, contre
laquelle on ne disposait pas encore de pénicilline, fut foudroyante. Je fus
éloigné quelque temps. Le sourire d'Annie se figea, sous forme de
photographies accrochées au mur, et nul n'en parla plus, sauf quelquefois ma
Mère, pour se plaindre d'une pudeur qu'elle jugeait excessive.
Plus tard, je posais cependant une question à mon père. Sous quel nom
avait été inscrite ma soeur à l'état-civil, Lévy ou Luciani ? Amer, il me
répondit : les deux. Le secrétaire de mairie, sur les conseils de Maître
Méjean, avait prévu, par précaution, deux actes pour la même naissance. Il
avait rédigé le faux sur le champ, et réservé une page blanche, qu'il avait
remplie quand il avait jugé la République suffisamment rétablie, en
arrachant l'autre. Devenu démographe, je suis allé vérifier. Il manque une
page dans le registre des naissances de 1944 de la commune de Joyeuse, en
Ardèche.