Leçons de théologie II.
Le Nom, le Nombre et l’Etat
Octobre 2004
Michel Louis Lévy
Il y a deux ans, j’avais essayé d’apporter
ma pierre à l’introuvable « enseignement des religions » en donnant ici une
« leçon de théologie », supposée s’adresser à des adolescents de l’école
laïque. J’y définissais Dieu comme une personne morale, représentant la
totalité du genre humain. Je faisais de Moïse l’inventeur égyptien de
l’alphabet de 22 lettres ordonnées et de la semaine de 7 jours, qui, déçu de
n’avoir imposé ni cet alphabet ni le Chabbat à l’administration
pharaonique, attachée à ses hiéroglyphes, mettait en chantier la Torah
et chargeait ses partisans d’en expérimenter l’application de l’autre côté
du Désert. Aujourd’hui, je m’adresse plutôt à des enseignants, de préférence
mariés et pères ou mères de famille. J’examinerai, en bon démographe, ce
qui, dans cette Torah, concerne les deux instruments de l’analyse
démographique, à savoir les registres d’état civil et les recensements de la
population, la nomination individuelle et le comptage collectif : nommer et
compter.
1. L’état civil
Nos registres de naissances, mariages et
décès ont été, comme on sait, institués par l’Assemblée Législative, en sa
dernière séance du 20 septembre 1792, par transfert des registres
paroissiaux de baptême, mariage et sépulture, dont la normalisation remonte
à la Contre-Réforme et au Concile de Trente et pour la France, à l’édit de
Villers-Cotterêts de François 1er (1539). Les pratiques ainsi
enregistrées par les communautés et paroisses locales sont fondées sur les
textes bibliques et évangéliques. Elles répondent d’une part aux besoins du
commerce, du crédit en particulier, qui exigent de connaître l’identité d’un
créancier et d’un débiteur ; d’autre part à ceux de la famille, qui exigent
de savoir qui est qui, qui épouse qui, qui est le fils ou la fille de qui,
pour appliquer les règles de la prohibition de l’inceste et de l’adultère,
ainsi que celles de l’exogamie et de la monogamie. Je vais en « revisiter »,
comme on dit, les textes originels, à savoir les chapitres 16 à 22 de la
Genèse, en m’inspirant des analyses de l’éminente psychanalyste et
exégète protestante Marie Balmary.
Faut-il un rapport sexuel pour être désigné comme le père d’un enfant ? Il
n’y a jamais de mention de rapport sexuel entre Abram et Saraï. Simplement
celle-ci est qualifiée d’« épouse d’Abram ». Au contraire, pour la
naissance d'Ismaël, il est précisé qu'Abram est « allé vers » Agar au verset
16, 4. La distinction entre "le fils selon la chair", Ismaël, et "le
fils selon l'esprit", Isaac, sera commentée au chapitre 4 de l’Épître aux
Galates, qui précise au verset 28 que les futurs Chrétiens sont du côté
d’Isaac : « Or vous, mes frères, à la
manière d'Isaac, vous êtes enfants de la promesse ». Regardons-cela de plus
près.
A la fin du chapitre 16 de la Genèse, Ismaël
naît de la servante Agar. 13 ans plus tard, au chapitre 17, versets 4 à 6,
Abraham a 99 ans, et Elohym lui propose une alliance : « sois le
père d'une foule (HMWN) de nations (GWYM). On ne t'appellera plus ABRM,
A.B.R.M., mais ton nom sera ABRHM A.B.R.H.M., car je te fais père d'une
foule (HM est la fin du mot Abraham et le début du mot Hamon) de nations (GWYM).
Je te fructifierai beaucoup, beaucoup, tu engendreras des nations, des rois
sortiront de toi ». Les Goyim ne sont pas les non-juifs, ce sont
les nations. Israël lui-même sera plusieurs fois qualifié de goy, de
nation. Le Goy est doté d’une nationalité, d’un passeport, on peut
lui vendre, lui acheter, lui faire crédit. C’est le contraire du Guer,
GR, le migrant sans-papier, susceptible à l’inverse d’être intégré au peuple
juif.
Abraham joue le jeu : il accepte le signe de
l’alliance d’Abraham, à savoir la circoncision au huitième jour, instituée
au verset 12. Au verset 15, Elohym lui annonce alors que Saraï, S.R.Y,
sa femme, devient Sarah ; S.R.H. Le Yod, marque l’appartenance, comme
on parle à un enfant ou à l’être aimé : « mon petit, mon poussin, ma
chérie ». Le Hé marque l’autonomie de la femme enceinte, qu’on peut
vouvoyer et appeler par son nom propre, « Sarah », tout court. Sarah, à 90
ans, passe ainsi de l’appellation de « demoiselle » à celle de « dame », en
tombant enceinte. Premier rire d’Abraham, d’où le nom du fils annoncé,
Its’haq, Isaac, « il rira » mais aussi « il fera rire ». C’est lui qui
sera circoncis au huitième jour. A Ismaël, déjà procréé par les voies
naturelles et circoncis à treize ans, il est aussi promis de « fructifier
beaucoup, beaucoup » et d’être le père de douze princes, mais non de rois :
il ne constituera qu’une seule « grande nation ». C’est à la descendance
d’Isaac qu’est réservée l’Alliance.
Le chapitre 18 est celui de la scène bien
connue de l’Annonciation à Abraham et Sarah, par les trois messagers. Dieu
n’est plus ici désigné par Elohym, mais par le Tétragramme, YHWH,
Adonay, béni soit le Nom. Dans ma première leçon, j’avais esquissé le
sens de la différence entre Elohym et le Tétragramme. Elohym
renvoie à « Ils », les phénomènes tant biologiques qu’astrophysiques : « Au
commencement, ils ont créé le ciel et la terre ». Adonay
renvoie à « Nous tous », ensemble non moins universel mais dont « Je » fais
aussi partie. Elohym est le Nom du Maître de la Nature, le
Tétragramme est le Nom de Celui qui se manifeste à la Conscience. La
première grossesse d’une femme est d’abord un événement physiologique,
naturel, constaté par elle et confirmé par son médecin. Ensuite elle et son
mari vont prendre progressivement conscience du changement de leurs statuts
respectifs, l’un dans le regard de l’autre, les deux dans le regard de la
société. Ce changement les fait changer de nom, mais leur donne aussi le
droit de décider en commun du nom du prochain nouveau-né. Le nom d’Isaac
souligne la prise de conscience particulièrement difficile de Sarah, qui est
ménopausée et ne couche plus avec son mari, d’où son rire insistant
d’incrédulité au verset 15.
Le Texte enchaîne immédiatement sur la
condamnation de Sodome et Gomorrhe. Sodome est une ville où tout le monde
couche avec tout le monde. Des enfants naissent, mais comment voulez-vous
leur attribuer un père, si aucun couple n’est constitué, ni reconnu ?
Comment voulez-vous dans ces conditions assurer la pérennité de la ville ?
La condition absolue pour qu’une ville se perpétue est qu’il y siège une
municipalité, un tribunal, une église, bref une assemblée délibérante, qui
dise les couples et les filiations et leur donne l’autorité de la chose
jugée.
Au verset 22 se mettent en place les deux
interlocuteurs d’un prodigieux marchandage. Le Texte dit que l'Eternel se
tient devant Abraham. Par révérence, les scribes ont interverti :
Abraham se tient devant l'Eternel. Cela signale qu'en matière de
filiation, il arrive que la biologie, qui relève du divin, s'incline
devant le témoignage, et pas seulement en cas d’adoption : le photographe
Jean-Marie Périer, fils de François Périer, a révélé qu’il était le fils
biologique d’Henri Salvador. Qui se serait permis de l’appeler Jean-Marie
Salvador ?
Là dessus Abraham marchande le nombre de
membres du Tribunal : 50, 45, 40, 30, 20 ? Finalement, dix Justes auraient
suffi pour sauver Sodome et en faire, comme de toute Ville, un être
transcendant, qui préexiste aux individus qui la forment, survive après leur
mort, et en garde le nom et la mémoire. Le miniane, le quorum
nécessaire à toute cérémonie juive, est de dix membres. Les chapitres 19 et
20 s’intercalent, comme s’il fallait séparer le plus possible la conception
d’Isaac de sa naissance. Au chapitre 21, il naît enfin. Il est nommé du nom
accepté en commun par Abraham et Sarah, il est circoncis au huitième jour.
Dans le peuple juif, le père d’un petit garçon n’a pas seulement à le faire
circoncire au huitième jour, il lui faut aussi réunir un miniane pour
témoigner de l’opération. L’Église institue le baptême des petits garçons et
des petites filles, mais ne nie pas la circoncision de Jésus. La République
institue le registre des naissances mais ne supprime pas celui des baptêmes.
L’une et l’autre certifient ainsi le nom et la filiation du nouveau-né. De
même, le mariage devant témoins constate publiquement la formation d’un
couple.
Quand Abraham et Sarah présentent leur fils
Isaac, tout le monde rigole, à commencer par Ismaël, au verset 21,9, au
point qu’Abraham doute de son rapport avec Sarah et qu’il est prêt à un
désaveu de paternité. Quand Elohym, j’insiste, lui demande de lui
« rendre » Isaac, de le sacrifier, il accepte. Ce faisant, il reconnaît
ainsi Celui dont il tient l’enfant. Comme celui-ci, au verset 7, l’appelle
aby, « mon père », et que lui répond bény, « mon fils », ils
se sont aussi reconnus mutuellement.
Le couteau est l’instrument commun à la
circoncision et au sacrifice – je m’inspire directement de Marie Balmary.
Quand il lève son couteau, Abraham se rappelle avoir circoncis Isaac et
avoir alors reconnu le fils de Sarah, son épouse légitime, comme son fils
légitime. L’ange d’Adonay, béni soit Son Nom, j’insiste, lui crie
alors de « ne pas étendre sa main ».
La paternité psychologique se fonde
dans le secret de la conscience. L'ascendance généalogique, y compris
royale, établie à coup de registres, est une convention sociale, qui
n'emporte jamais aucune certitude biologique. L’important pour être père
n’est pas tant de « faire » un enfant que de le reconnaître, devant témoin
ou par un acte certifié.
Mais ce n’est pas fini. En Genèse 22,
16 à 18, Abraham reçoit les félicitations du messager d’Adonay : «
parce que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique, bénir, je te bénirai,
multiplier je multiplierai ta semence comme les étoiles du ciel, comme le
sable sur les lèvres de la mer. Toutes les nations de la terre (Kol
Goyé Haarets) se bénissent en ta semence parce que tu as entendu ma voix ».
En quoi la première intention d’Abraham, celle de sacrifier son fils,
est-elle source de bénédiction ? Parce que nous parlons d’une Alliance, et
qu’une Alliance a deux partenaires. A qui un père déclare-t-il un fils,
quand il va au bureau de l’état civil ? À un fonctionnaire ? Ou bien à une
nation, à un pays, à un État ? Un État assure protection à ses citoyens mais
leur demande en retour, non seulement de respecter les lois et de payer
leurs impôts, mais aussi d’être prêts, dans des cas aussi rares que
possible, à prendre le risque de « mourir pour la patrie ». L’Alliance
d’Abraham fonde l’engendrement de la nation, non celui de la religion. La
Déclaration d'Indépendance des Etats-Unis (1776) en témoigne :
« Nous, les représentants des
Etats-Unis d'Amérique, assemblés en Congrès général, prenant à témoin le
Juge suprême de l'univers de la droiture de nos intentions, publions
et déclarons solennellement, au nom et par l'autorité du bon peuple de ces
colonies, que ces Colonies unies sont et ont droit d'être des Etats libres
et indépendants [… qui] ont pleine autorité de faire la guerre, de
conclure la paix, de contracter des alliances, de réglementer le
commerce ; […] et, pleins d'une ferme confiance dans la protection de la
divine Providence, Nous engageons mutuellement au soutien de cette
déclaration nos vies, nos fortunes et notre bien le plus sacré,
l'honneur.
2. Le recensement
En 1787, les
Etats-Unis promulguent leur Constitution. "We, people of the United States,
en vue de former une Union plus parfaite, d'établir la justice, de
faire régner la paix intérieure, de pourvoir à la défense
commune, de développer le bien-être général et d'assurer les
bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité,
nous décrétons et établissons cette Constitution pour les États-Unis
d'Amérique.
ARTICLE
PREMIER
Section 1. […
Le] Congrès des États-Unis sera composé d'un Sénat et d'une Chambre des
représentants.
Section 2. La
Chambre des représentants sera composée de membres choisis tous les deux ans
par le peuple des différents États ; […] Les représentants et
les impôts directs seront répartis entre les différents États qui pourront
faire partie de cette Union, proportionnellement au nombre de leurs
habitants […] Le recensement sera effectué dans les trois ans qui
suivront la première réunion du Congrès, et ensuite tous les dix ans,
de la manière qui sera fixée par la loi.
"
Les
Constituants connaissent bien la Bible, qui organise minutieusement le
recensement, et l’œuvre des premiers démographes, savants souvent
protestants d’Angleterre, de Hollande, de Suède, de Prusse, comme le pasteur
de Frédéric II, J.P. Süssmilch, auteur de L’Ordre divin (Die
göttliche Ordnung, 1741). Cela commence en Exode 30, 11-16 :
Quand tu lèveras la tête (comme on lève un impôt, Tissa et' Rosch )
des enfants d'Israël pour les compter…" chaque recensé, " depuis
l'âge de vingt ans et au dessus ", riche ou pauvre, devra donner, en
obole pour le service du sanctuaire, un "demi-chéqel", ou demi-sicle. Ainsi
les lévites auront à compter, non les hommes, mais les signes, prélevés de
la façon la plus égalitaire qui soit, un homme, une pièce de monnaie. Le
livre dit précisément des Nombres décrit ensuite le dénombrement des
enfants d'Israël dans le désert. Le dénombrement est fait "en comptant
nommément" tribu par tribu. Les résultats, détaillés à l’unité près,
distinguent l'appartenance à l'une des douze tribus, ainsi que la catégorie
des premiers-nés, "comptés nommément depuis l'âge d'un mois " ( Nb.
3, 43 ). Ainsi tout mâle décidant de sa propre volonté de payer le
demi-cheqel était réputé avoir vingt ans ou plus, c’est-à-dire être en âge
de porter les armes, et faire partie d'une tribu d'Israël. Etre recensé
n’est pas un acte passif, cela relève d'une décision libre et responsable,
qui doit simplement être certifiée par celui qui reçoit les dons pour le
sanctuaire : le lévite, recruté, lui, dès l'âge d'un mois. C'est un devoir,
pour toute puissance publique légitime, de compter ses administrés par
catégories pertinentes, ici les tribus d'Israël, et de commander les
investigations nécessaires. Mais cela suppose le respect d'une règle absolue
: nul ne sera dénombré à son insu.
Or après la codification et l'application,
voici la transgression : le Roi David reçoit l'ordre du Seigneur de
dénombrer ( MNH, meneh, d'où vient miniane, et aussi le mot
arabe al-manach ) Israël et Juda (2. Samuel , 24, 1-17). Mais
il ne respecte aucune des formes prescrites. Il fait compter les Juifs et
les Israélites comme il le ferait de chèvres et de moutons, sans leur poser
de question. A peine reçoit-il les résultats de son dénombrement,
étonnamment arrondis, "Israël compte 800 000 hommes tirant le glaive, et
Juda 500 000 ", qu’il comprend qu’il encourt un terrible châtiment. L’Eternel
le fait choisir entre sept ans de famine, trois mois de déroute ou trois
jours de peste : voilà à quoi conduit de gouverner sans l’assentiment du
peuple. Quand "l'édit de César Auguste ordonne le recensement de toute la
terre " (Luc 2,1), l’Empereur avait-il l’assentiment du peuple de toute
la terre ?
David choisit le châtiment le plus court et
la peste retranche, "de Dan à Beershéba, 70 000 hommes ". Encore
heureux que la Miséricorde divine demande à l'Ange exterminateur, au moment
où il atteint le futur site de Jérusalem, de « retirer sa main », comme Elle
avait demandé à Abraham de « ne pas étendre sa main » sur Isaac ligoté.
David dresse alors un autel, embryon du futur Temple de son fils Salomon. De
même qu’une commune doit avoir à sa tête une Assemblée délibérante, un État
doit avoir une capitale. En élaborant leur Constitution, les États
américains choisissent de même le site de leur capitale, à laquelle ils
donneront le nom de leur Général et premier Président, Washington.
L’Alliance d’Abraham engendre les couples mariés dotés d’une descendance
reconnue, puis les nations dotées d’un État et d’une capitale.
Il est inquiétant d’entendre de jeunes
immigrés siffler la Marseillaise ; de voir de jeunes diplômés français
préférer payer des impôts aux États-Unis ou au Royaume-Uni ; de voir des
jeunes couples français préférer le service militaire en Israël à sa
suppression en France. Pourquoi avons-nous supprimé le service militaire
sans le remplacer par un service national exigeant, au profit de grandes
causes ? Pourquoi avons-nous supprimé le recensement général de la
population sans le remplacer par un inventaire de nos Cartes Vitale,
c’est-à-dire de nos assurés sociaux ? Avons-nous oublié ce que sont une
Nation et un État ?
Mardi en huit, les Américains vont voter. Ce
faisant, ils reconnaissent la légitimité de leurs institutions. Beaucoup
pensent que George W. Bush n’aurait pas dû décider la guerre contre l’Irak,
au risque de la mort de soldats américains, mais tous admettent qu’il en
avait le droit, sous le contrôle du Congrès, et non sous celui des Nations
Unies. Quand vous recevez votre feuille d’impôt, il vous arrive d’en
contester le montant. Mais en écrivant à votre percepteur, vous reconnaissez
sa légitimité à vous demander votre contribution aux dépenses décidées par
le Gouvernement, sous le contrôle de votre député.
Vous recevez un faire part « Jacques et
Rachel Israël ont la joie d’annoncer la naissance de leur fils Joseph ».
Si vous vous posez des questions, vous téléphonez à Rachel : « Qu’est-ce que
j’apprends ? tu couches avec Jacques ? sais-tu qu’il a déjà eu, de trois
mères différentes, une fille et dix garçons, de quoi réunir un miniane !
es-tu sûre au moins que ton bébé est de lui ? Et cette idée de l’appeler
Joseph ! Joseph Israël, tu le vois devenir Premier Ministre - de
Pharaon ? ». Mais vous avez la foi, vous envoyez vos félicitations aux
parents et vos meilleurs vœux de bonheur et de réussite au petit Joseph.
Mazel Tov !
Je vous remercie.