Pâques ou la treizième Lune
Par un matin annonciateur du printemps, une veille de Chabbat, Ponce-Pilate se rendit
préoccupé à son prétoire. Il avait à dicter un rapport qu'il avait promis à Rome de
faire partir avant les Ides de mars, et les Kalendes approchaient. Encore heureux,
souria-t-il, qu'il bénéficiât cette année, comme tous les quatre ans, du redoublement
du sixième jour qui les précèdent, belle invention du grand Iules Késar ! Il fallait
même tout terminer aujourd'hui, s'il ne voulait pas remettre son travail aux kalendes
grecques qui, elles, n'existent pas. C'est que, dans les prochains jours, il allait être
accaparé par la visite du Tétrarque de Galilée, Hérode Antipas, qui régnait à
Tibériade, ville à laquelle venait d'être donnée le nom du Késar régnant, Tibère.
Les conversations seraient délicates, et requerraient toute son attention. Il s'agissait
de conjuguer les efforts romains et grecs, de Judée et de Galilée, contre les menées
des terroristes palestiniens.
Pilate était d'autant plus fatigué qu'il avait peu dormi, s'étant couché fort tard
le soir précédent. Il ne regrettait certes pas les discussions qu'il avait eues avec
plusieurs intellectuels judéens, mais il avait voulu trop en faire. Lui parlait latin et
grec, ses interlocuteurs grec et araméen, et la discussion avait été quelquefois
difficile à suivre, parce que beaucoup de sentences ou proverbes étaient cités en
hébreu, la langue sacrée locale. De plus ses interlocuteurs s'accusaient entre eux de
prendre des libertés avec les textes originaux. Tous étaient d'accord que Moïse, leur
auteur légendaire, avait accompagné de commentaires oraux son Texte écrit, mais il
s'agissait de savoir lesquels. Par exemple, certains faisaient état d'une tradition orale
touchant le nom de Juda, Iehoudah, selon laquelle celui qui trahirait Moïse s'appellerait
Iehoudah... A quoi d'autres répliquaient que la trahison et le sacrilège avaient déjà
eu lieu, quand la dynastie hasmonéenne, issue du Général Iehoudah Macchabée, avait
usurpé et cumulé le trône de David et la prêtrise d'Aaron. Mais les premiers disaient
que Iehoudah Macchabée n'était pas responsable du comportement de ses frères et neveux,
et que la trahison de Iehoudah était encore à venir.
Pilate avait fini par comprendre que deux versions du Livre sacré s'affrontaient.
L'une avait été mise au point à Babylone, sous Nabucco-donosor le Mède, et sous Darius
le Perse. Ses partisans étaient d'ailleurs dits "persans", en araméen
"pharisiens". Leurs adversaires prétendaient détenir la version originale,
celle du Temple de Salomon, et se disaient "tsadikim", "sages", en
araméen "sadducéens". Mais tout le monde avait rejeté avec horreur une
troisième version, en grec. C'était un grand malheur, lui avait-on expliqué, de perdre
les assonnances et correspondances chiffrées de la version originale. Par exemple, le nom
de Babylone venait de Babel, BBL, que Moïse avait formé sur le "babil" du
jeune enfant, en l'opposant au verbe " balel ", BLL, qui signifie
"confondre". Un grand moment de la soirée avait été l'hypothèse,
séduisante, que l'hébreu Babel ait été à l'origine du grec "biblion", d'où
viennent "Bible", "bibliothèque" et "bibliographie", et du
latin "bobulus", d'où viennent "beuble", "bobulaire" et
"bobulace". Pilate avait bien ri de cette confusion du B et du P, qui le faisait
appeler, "avec l'accent", Bonce-Bilate. Et il avait su à peu près lire le
verset sur la Tour orgueilleuse "qu'avaient construite les Fils de l'Homme" ,
"acher banou bené haAdame ", ASR BNW BNY
HADM. Il avait compris la proximité qu'il y avait en hébreu entre l'idée de paternité
- AB père, BN, Ben, fils, et BT, Bat, fille - et celle d'habitation - ABN, Eben, pierre,
et BYT maison." Tu es pierre et sur cette pierre, je bâtirai ma filiation "
aurait dit Moïse à son successeur, Iosué. Personne n'avait discuté cette citation.
Là où Pilate avait nagé , c'était à propos du treizième mois. Aujourd'hui,
c'était la pleine lune d'Adar. Dans un mois, ce serait celle de Nisan, et donc Pessah',
la fête des Azymes, marquée par un repas, le "Séder", commémoratif du
sacrifice de l'agneau pascal. Les Pharisiens avaient gardé les noms persans des lunes, et
les Sadducéens, évidemment, le leur reprochaient. Certaines années, paraît-il, il
fallait décréter une année de treize lunes, et il y avait deux mois d'Adar. Cela
donnait plus de temps aux Judéens de Babylone et d'Alexandrie pour venir au pélerinage
de Pessah' à Jérusalem.
Là-dessus, il avait été aussi question de farfelus, les Esséniens du désert, qui
tenaient à faire coïncider chaque année le Séder de Pessah' avec un Chabbat, et
avaient institué pour cela une année de cinquante-deux semaines exactement, soit
trois-cent-soixante-quatre jours. Depuis qu'ils appliquaient leur système, leur Pessah'
se décalait progressivement, d'un jour par an. Cette année, elle tombait ce soir même,
un bon mois avant le printemps. " D'ici trois cent trente ans, avait
ironisé un Sage, ils refêteront Pessah' à la Pleine lune de
Printemps ! ". " Mais ils l'auront fêté trois cent
trente et une fois ", avait ajouté un autre qui agaçait Pilate par ses
remarques pointilleuses. Pilate était moins sévère pour ce calendrier essénien, qui
comme celui de Iules Késar, renonçait à la Lune, et ne recourait qu'au Soleil. Les
concilier paraissait jouable, et ne demandait que des faibles efforts d'adaptation de part
et d'autre. Il suffisait que Rome adopte la semaine, et Pilate appréciait le jour de
repos hebdomadaire. Peut-être consacrerait-il un autre rapport au calendrier.
Mais Pharisiens et Sadducéens tenaient à la Lune. Pour éviter que le peuple ne
confonde la dernière lune de l'hiver et la première lune du printemps, que l'année soit
de douze ou treize lunes, ils avaient créé de toutes pièces, à la Pleine lune qui
précédait celle de Pessah', une fête que Moïse n'avait pas prescrite, qu'ils
appelaient "Pourim", la Fête d'Esther. Pilate avait dû avaler le scénario du
Livre d'Esther, dont l'histoire se passait en Perse. Il avait bien voulu sourire aux
passages cocasses, mais il ne fallait pas lui en demander plus. De même, il avait
préféré éviter les sujets qui auraient pu faire dégénérer sa soirée, par exemple
celui des sacrifices, que les Pharisiens avaient réinstitués au Temple. Du temps de
Moïse, il s'agissait de lutter contre les sacrifices humains, mais aujourd'hui personne
ne considérait comme tels les combats de gladiateurs. La rumeur publique accusait les
Pharisiens d'être intéressés au commerce de la viande. On les traitaient de
"marchands du Temple", et d'hypocrites, à quoi ils répliquaient que c'était
la Loi.
Pilate avait su éviter ce sujet, mais il avait cependant été question de viande,
quand il avait appris, avec surprise, que Késar, l'Empereur, s'écrivait KSR en hébreu,
ce qui se prononçait Cachère, comme la viande rituellement propre à la consommation.
Les Indigènes disaient que la statue de Késar dans le Temple, ce n'était pas Cachère.
Pilate croyait en perdre son latin : c'était bien lui!
Revenant à la réalité de ce beau matin, il remarqua les graffiti qui répétaient à
n'en plus finir INRI INRI INRI. Il savait depuis la veille que NR, Ner, c'était la
lumière en hébreu. I NR I, c'était un slogan politique : "Iosué lumière
d'Israël ". Encore que, avait fait remarqué malicieusement un Sage, le Yod
hébreu n'était pas seulement l'initiale de Iosué, mais aussi celle de Isaac, de Iacob,
de Ioseph, de Iehoudah, de Iessé, de Isaïe, de Iérémie et aussi, évidemment, de
Iu-piter, Dieu le Père, et de Isis, la déesse égyptienne, qui avait ses adeptes des
deux côtés du Sinaï. "Et aussi de I.H.W.H.", avait ajouté un autre,
provoquant des exclamations unanimes, "baroukh haChem ! haChem baroukh ! "
"béni soit le Nom ! ", qui avaient clos la discussion.
*
* *
Un tumulte attira son attention. Encore une de ces discussions entre interprètes
barbus de la Bible, dont il savait par expérience qu'elle pouvait mal tourner. Il crut
s'entendre nommer : "Dominus ! " Il s'approcha, mais s'aperçut
qu'il avait confondu avec le mot araméen "Dameinou", qui ne signifie pas
"Notre-Dame", mais " notre sang ". Trop tard ! Il était mélé à la
dispute, et eut du mal, comme d'habitude, à saisir de quoi il s'agissait.
Non, ce n'était pas de savoir s'il fallait rendre à Késar ce qui appartenait à
Késar, ou s'il fallait rendre pur ce qui devait être pur. Non, la chamaillerie
n'opposait pas ceux qui récitaient "Notre Père Qui êtes aux cieux ",
à ceux qui disaient "Notre Père Qui êtes les Noms ". Chamaïm,
cinquième mot de la Torah, est-ce "les Cieux", ou le pluriel de Chem, le Nom ?
Non, la dispute n'opposait pas les Pharisiens, qui en étaient encore au Carnaval de
Pourim, aux Esséniens, qui célébraient déjà leur Cène, le soir même, veille de
Chabbat. Non, il ne s'agissait pas non plus de savoir comment s'écrivait les noms de nos
ancêtres à tous, Adam, Noé et son fils Sem. Sur ce point, Pilate avait son idée : il
faut quatre lettres, dont deux A, pour écrire Adam, et trois seulement, pour écrire Noé
et Sem. D'ailleurs, la preuve, c'est qu'en grec, les lettres de Adam sont les initiales
des quatre points cardinaux.
Non. Cette fois-ci, précisément, certains barbus scandaient " Bar-Adam,
Bar-Adam ", "Fils de l'Homme", et d'autres " Bar-Abbas,
Bar-Abbas ", " Fils de son Père". Tu parles d'un problême ! La
discussion s'apaisa cependant, pour lui demander son arbitrage. La barbe ! Pilate se
sentit coincé. Sa discussion de la veille lui revint vaguement en tête, AB Père, BN
fils, ABN pierre. Mais il perdit pied, et peu sûr de son araméen, il finit par dire
prudemment, en latin : " Oh vous savez, Filius Patris et Patris Filius ,
c'est blanc bonnet et bonnet blanc". Un énergumène traduisit, et les partisans de
BarAbbas triomphèrent. Pilate put alors gagner son bureau.
Il voulait écourter les affaires courantes et se mettre à son rapport. Mais le chef
de la police était là. C'était un bon fonctionnaire, deuxième enfant d'une famille
spécialisée dans le commerce des esclaves, établie dans les Pouilles, au talon de la
botte italienne, au coeur même de la Méditerranée. L'honnêteté de ses ancêtres
était bien connue, et appréciée non seulement des acheteurs et des vendeurs, mais aussi
des esclaves, assurés d'être bien traités dans cette prospère entreprise
d'export-import. Il s'appelait Ioseph, du nom de son grand-père maternel, mais il
préférait se faire appeler Otrante, du nom de sa ville natale.
" Par Iupiter ! " fit Pilate en se frappant le front. Il
avait oublié chez lui la liste des prisonniers que ses interlocuteurs de la veille
avaient recommandés à sa clémence. Pilate se résigna à ne pas vérifier les remises
de peine que Ioseph présentait à sa signature, à l'occasion du Séder essénien.
" Après tout, se dit-il, il sera toujours temps d'accorder quelques autres
libérations, dans un mois, pour le Séder saducéen et pharisien. "
Il croyait en avoir fini, mais le policier aborda un autre sujet. La politique de
délation rémunérée, d'ailleurs assez peu, commençait à porter ses fruits. Une
dénonciation avait permis l'arrestation d'un Agitateur, plus important que les comparses
arrétés jusqu'ici. Ioseph avait failli dire un Illuminé, tant étaient obscures les
paraboles qu'il avait coutume d'enseigner. Mais un reste inconscient de tendresse pour les
"Midrachim" qui avaient bercé son enfance le retint, et il dit simplement : un
Meneur. Toujours est-il que l'indicateur l'avait désigné du doigt : " Ecce
Homo ". Ne fallait-il pas, mais c'était à Pilate de le décider, pour
frapper vite et fort, le substituer sans désemparer à un des condamnés dont
l'exécution était prévue ce jour ?
Le policier faisait valoir d'un côté que l'aristocratie sadducéenne, de tendance
tsioniste modérée, ne verrait pas d'un mauvais oeil qu'on la débarrasse d'un Galiléen,
partisan du "Grand Israël" et de l'ancienne Dynastie, qui descendait du Roi
David de façon aussi directe et à peine plus longue que, bien plus tard, le Duc
d'Enghien descendra de Saint-Louis. " Leur Sanhédrin vient justement de
condamner ses thèses, sur le lieu des sacrifices, je crois...", ajouta-t-il.
Pilate ne tenait pas à une décision précipitée. Sa politique était simple, aimait-il
à répéter : "renvoyer les fous chez les fous ". En
attendant, la détention de cet hurluberlu pouvait être un moyen de pression pour que les
Indigènes considèrent enfin la personne de Késar comme sacrée, et veuillent bien crier
" Vive l'Empereur ! ". Il se promit d'en toucher un
mot à Caïphe, le Grand-Prêtre hasmonéen, lors d'un des repas, cachère hélas, qui
serait offert la semaine prochaine à Hérode, et fit un jeu de mots : " En
somme, je vais pouvoir t'appeler Ioseph d'Otrante, "aux trente" deniers
évidemment ! " L'autre allait s'esclaffer complaisamment, mais un
centurion se présenta. Cela contraria Pilate, qui pensait à son rapport.
Un cousin de la femme du policier, né à Capharnaum (le cousin, pas le policier),
marié lui-même à une Samaritaine, et chef-bibliothécaire à Alexandrie, venu
célébrer le Seder dans sa famille de Iérusalem, désirait le saluer avant son départ
pour l'Egypte. " Il n'y a pas le feu ! ", s'agaça
Ioseph, qui n'aimait guère que sa parenté palestinienne lui fût rappelée en public, et
qui s'exaspérait de ces dates différentes du Séder, que respectaient, avec une
véhémence égale, sa famille, plutôt sadducéenne, et sa belle-famille de tendance
essénienne. " Il devait venir cet après-midi ! Et puis c'est l'heure de
l'audience de mon adjoint. "
" Intervertis-les " dit Pilate.
Il parlait des rendez-vous. Le policier comprit qu'il s'agissait des condamnés, ce qui
l'arrangeait, parce qu'à bien y réfléchir, le criminel dont l'exécution était prévue
l'après-midi pouvait devenir une monnaie d'échange avec des exaltés preneur d'otages,
le cas s'était déjà présenté. Il ramassa ses papiers et sortit, pour donner les
ordres nécessaires.
Pilate put enfin passer aux choses sérieuses. Il se mit à son rapport, adressé à un
camarade de promotion, formé à l'école de Kikéro, et haut-fonctionnaire à Rome. Il
s'agissait de droit administratif comparé. Pilate mania la notion d'ordre écrit et de
loi écrite, et de garantie de la défense selon diverses législations orientales. Il
avait dû rassembler toute une documentation en latin, en grec, en araméen, en parsi et
en hébreu. Il y passa toute la matinée, et même une partie de l'après-midi. Plusieurs
fois, il se pencha à la fenêtre. Des clameurs lui parvinrent, de la direction du Temple,
sans doute les enfants déguisés des écoles pharisiennes célébrant Pourim. Le ciel
était noir, mais ce n'était pas encore la saison des orages.
Quelque peu oppressé, il se fit tout relire. " Les écrits sont les
écrits ", remarqua-t-il soulagé, espérant vaguement que quelques
réformes de la procédure et du secret de l'instruction, qu'il avait habilement et
respectueusement suggérées, ne resteraient pas lettre morte. De toute façon, avec ce
rapport, ses chances d'être nommé à l'administration centrale augmentaient
sérieusement. Il rêva même un instant que son nom passe à la postérité :
" le Code Ponce-Pilate " serait étudié par les
jurisconsultes... Il pria intérieurement Neptune que le navire portant ce rapport - dont
il n'avait plus le temps de prendre copie - ne fasse pas naufrage, entre Charybde et
Scylla. " Beseder ", conclut-il en souriant, citant un
mot hébreu qu'il connaissait depuis la veille : "c'est dans l'ordre".
Alors, épuisé mais satisfait, il se fit verser de l'eau sur les mains.
Ce texte est paru dans Alliage (Culture-Science-Technique)
(Nice France), n°4, été 1990 p. 100-107,