La Bible n’est pas un
livre d’histoire
Fontevraud 2006 -
3ème Leçon de théologie
Michel Louis
Lévy
Il y a quatre ans, en 2002, dans
une première « Leçon de théologie », qui prétendait faire comprendre la
notion de Dieu à de jeunes élèves, je proposais, à des fins pédagogiques, de
comparer Dieu à une personne morale, en l’espèce une association dont serait
membre la Totalité du genre humain, passé, présent et à venir, et dont la
Torah, le Pentateuque hébraïque, constituerait les statuts.
Nommer et compter
Dans une deuxième
leçon, il y a deux ans, en 2004, j’examinais ce qui, dans ces statuts,
concernait la fonction de l’Etat que je connais en tant que démographe et
statisticien, à savoir « nommer et compter » les hommes en leurs catégories.
Synthétisant mes deux leçons, je voudrais aujourd'hui comparer Dieu, non
plus à une association banale, mais à une personne morale très particulière,
à savoir l’Etat, et plus précisément l’Etat souverain.
Remarquons d’abord que le mot
ETAT, en français, a quatre lettres, comme le Tétragramme Yod Hé Vav Hé,
Y-H-W-H, et que ses deuxième et quatrième lettres sont identiques, le T pour
Etat, le Hé pour YHWH. Au delà de cette analogie formelle,
l’essentiel est que le mot Etat et le Tétragramme imprononçable sont chacun,
dans leurs langues respectives, de la famille du verbe « Être ». YHWH est
souvent traduit par « Celui Qui était, Qui est et Qui sera » avec force
majuscules, et l’Etat, avec une majuscule, est en effet une personne morale
qui non seulement préexistait à notre naissance et survivra à notre mort,
mais dont une des fonctions est précisément d’enregistrer notre naissance et
notre décès, et de développer toutes sortes de conséquences
- de
notre venue au monde
- puis
de notre présence dans notre famille et dans la société,
- et
aussi tard que possible, de la gestion de nos restes, de notre héritage et
de la trace, aussi ténue soit-elle, que nous laissons derrière nous.
Cette comparaison de Dieu avec
l’Etat pourrait être le sujet de nouvelles et fécondes « Leçons de
théologie », consacrées à des thèmes comme « Unicité de Dieu et Unicité de
l’Etat », « Le Juge Suprême : justice des hommes et justice divine », « Le
Dieu des Armées et le concept de guerre juste » ou encore « Etat
Providence et Divine Providence ». Mais aujourd’hui, je m’en tiens à la
fonction identitaire de l’Etat.
Changements de nom
Comme on sait, la Bible attache beaucoup d’importance aux noms des
personnages du récit et explicite souvent le sens et les circonstances des
nominations. Dans « L’énigme antisémite » (Seuil, 2004), Daniel
Sibony fait observer (note 37, p. 119) que « les noms des héros bibliques,
Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, Jésus … sont riches de sens en hébreu mais
perdent ce sens lorsqu’ils deviennent en arabe coranique Ibrahim, Ishaqa,
Iakoub, Moussa, Issa… ». A vrai dire, cette même remarque s’applique aux
langues des pays chrétiens : tous ces noms perdent leur sens, en français
aussi.
Ce
serait une belle leçon à faire, pour nos instituteurs et professeurs que de
faire remarquer à leurs élèves combien l’appellation d’une personne est
chose relative et dépend de qui appelle qui. Ne dit-on pas de celui qui
accède à telle fonction, publique ou privée, qu’il vient d’être « nommé »
ceci ou cela ? Autrement dit, il change de nom, comme le font de façon plus
spectaculaire encore les souverains ou les papes accédant au trône, ou
encore Bonaparte qui devient Napoléon. Pour le commun des mortels, le
changement de nom accompagne un changement de statut social ou familial, et
ceci ne concerne pas seulement les femmes qui prennent le nom de leur mari
le jour de leur mariage. Chaque Père fut d’abord appelé Fils. Je me suis
moi-même appelé successivement Michou, Michel, Michel Lévy, Papa et plus
récemment Papy.
La Bible nous parle d’abord d’un
nommé Abram, AB-RM. AB veut dire Père, et RM veut dire Haut. « Père Haut »,
cela ne veut pas dire grand chose. « Père élevé », c’est déjà plus
éclairant, d’autant qu’il s’agira de comparer Isaac, qui sera bien élevé, à
Ismaël, qui sera mal élevé, parce qu’abandonné voire chassé, c’est-à-dire
pas élevé du tout. On peut traduire aussi ABRM – cela montre les multiples
sens de chaque mot de la Bible - par « Son Altesse le Père ».
Le changement de nom d’Abram en
Abraham, ABRHM, intervient en Genèse 17, quand celui-ci apprend qu’il
va devenir l’ancêtre d’une multitude, non pas de religions, mais de nations
(Goyim en hébreu). Voilà un changement considérable de statut !
Abraham n’est pas là pour seulement devenir père, ni même pour fonder une
dynastie, il est là pour affirmer un principe essentiel : la nation – la
« patrie » - l’Etat - commence à la reconnaissance de paternité.
« Des rois sortiront de toi »,
précise d’ailleurs explicitement le Seigneur à Abraham, au verset 6. Il ne
s’agit pas seulement de descendance généalogique, il s’agit de l’énoncé que
le principe héréditaire est au fondement de la continuité des nations : le
fils reconnu hérite du père reconnu, y compris s’il s’agit du trône. « Le
roi est mort, vive le Roi ». Au verset 15, des changements de nom et une
formule analogues concernent aussi la mère :
Elohym dit à Abraham : Ta femme
Saraï, tu ne l'appelleras plus Saraï, mais son nom est Sarah.
Je la bénirai et je te donnerai d'elle un fils; je la bénirai, elle
deviendra des nations, et des rois de peuples sortiront d'elle. Le
Prince héritier est le fils de la Reine légitime, ce qui, notons le en
passant, entraînera d’inlassables réclamations de la part d’Ismaël, le fils
de la servante, à propos de l’héritage dont il s’estime spolié.
Quel regard ?
En Genèse 22, verset 1,
c’est Elohym qui éprouve Abraham en lui demandant de sacrifier Isaac.
Mais Abraham, après avoir réussi l’épreuve, reçoit au verset 18 les
félicitations, non plus d’Elohym, mais de Adonay, YHWH.
Cette fois c’est Dieu qui a changé de nom ! Comparons, comme je l’avais déjà
fait en 2004, Abraham à un père qui déclare son fils à l’état civil. Par là,
ce père consent un sacrifice hypothétique, puisqu’en cas de guerre, le dit
fils pourra être mobilisé au service de l’Etat et possiblement « mourir pour
la patrie ». L’Etat n’est certes pas Dieu, mais il est bel et bien un Etre
transcendant, « qui transcende » les individus successifs qu’il enregistre
et qui le composent, au péril de leur vie.
Avec cette déclaration, ce
ne sont ni le père, ni le fils qui changent, c’est l’Etat, qui s’est enrichi
d’une recrue supplémentaire. Plutôt, ce qui change, c’est le regard que le
Père et le Fils jettent sur cet Etat. Sur un Etat étranger, auquel vous ne
devez ni impôt, ni service militaire, vous ne portez pas le même regard que
celui que vous portez sur celui où vous votez, votre pays, votre nation,
votre patrie. Abraham sacrifiant Isaac, ou plus précisément
ligotant Isaac, c’est son Altesse votre Père déclarant votre naissance à
l’état civil. Vous êtes coincé, vous êtes ligoté ! Quant à Ismaël, qui, lui,
n’a pas eu droit à la même procédure, il est en droit de s’écrier, comme
tous les enfants « nés de père inconnu », qu’ils soient nés de femmes
violées ou plus banalement, de jeunes filles « séduites et abandonnées »,
« Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Ce que le Psaume 22 et Jésus sur la
croix transformeront, comme on sait, en « Eli, Eli, mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Isaac, lui, ne change jamais
de nom, fixé dès avant sa naissance. Quand ce nom apparaît, en Genèse
17, verset 19, il est cité sans commentaire « Tu appelleras son nom
Its’haq », « On rira ». En effet, la constatation qu’une femme est
enceinte est une joyeuse nouvelle universelle, en général confirmée, en cas
d’heureuse naissance, par la formule « Abraham et Sarah ont la joie
d’annoncer la naissance d’Isaac ». Mais si Isaac ne change pas de nom, c’est
que le rire lui-même peut prendre toutes sortes de significations.
L’incrédulité de Sarah, qui a 99 ans et qui est ménopausée, est la plus
souvent citée. Il y a aussi le rire de la moquerie, celui d’Ismaël, au
verset 21, 9 : Sarah voit Ismaël rire, Metsaheq, avec trois lettres
sur quatre communes avec Its’haq. Les Rabbins en ont déduit qu’Ismaël
imitait Isaac, le singeait, le ridiculisait. C’est que les moqueurs ont bien
des raisons de mettre en doute les filiations officielles. On traduit alors
Its’haq par « On rigolera » : si une femme annonce à son mari qu’elle
est enceinte, tout le monde se réjouit ; mais si une fille annonce à son
père qu’elle est enceinte, une question surgit : « De qui ? ». Pensez au
film d’Ernest Chatiliez « La vie est un long fleuve tranquille »,
dans lequel les filiations des garçons Le Quesnoy et Groseille sont
interverties et où la bonne, enceinte jusqu’aux dents, nie avoir jamais
couché avec un garçon ; « Non Madame, je vous l’jure ! ». Regardez
aussi les séries américaines ou les feuilletons estivaux de nos écrans, qui
illustrent à l’infini, en de multiples cas de figure, les mystères et les
secrets de la paternité.
Revenons à l’incrédulité de
Sarah. Le temps, la durée que chaque femme met à admettre qu’elle est «
enceinte », ou « grosse » comme on disait, c’est-à-dire en état de
« grossesse », renvoie à l’histoire de Rahab, la prostituée de Jéricho (Josué
2), dont j’ai déjà parlé en 2004. Rahab veut dire « Large » en hébreu,
ce qui est plus élégant que « Grosse ». Elle connaît, au sens biblique bien
sûr, deux hommes la même nuit, les deux espions envoyés par Josué. Pour ne
pas avoir à se demander qui est le père, elle espère ne pas être enceinte.
Elle compte donc avec angoisse les jours de retard de ses règles, à chaque
sonnerie de trompettes des Hébreux. Une, deux, trois, quatre, cinq, six,
sept : le septième jour, plus de doute : toujours pas de règles, elle
tombe enceinte quand tombe l'enceinte. L’évangéliste Matthieu
(1,5), lui, saura de qui Rahab est la mère, et qui est le père : « Salmon
engendra Booz de Rahab » ; ce Booz sera le mari de Ruth la Moabite, et
l’ancêtre du Roi David.
Métaphores et allusions
En racontant les
histoires d’Abraham ou de Josué, la Bible fait donc allusion à la nôtre,
celle de toute personne dotée de la nationalité d’un Etat de droit, qui
homologue notre naissance, notre filiation, et tous nos changements de nom.
Toute mère commence par tomber enceinte. Est père celui qui élève un enfant.
« Élever un enfant », c’est une métaphore, « Tomber enceinte », c’est une
métaphore. Ces métaphores sont liées au langage, à la langue que l’on parle.
Je ne sais pas dans quelles autres langues que le français celles-ci
fonctionnent. Toujours est-il que, comme toutes les métaphores, elles sont
intemporelles
Pour reprendre une
comparaison que j’avais faite en 2002 avec les Fables de la Fontaine, quand
donc le Loup a-t-il eu affaire à l’Agneau ? et le Corbeau au Renard ? La
question n’a pas de sens, mais nous pouvons étudier, bien sûr, ce que la
version française de La Fontaine doit à la version grecque d’Esope. Alors
étudions ce que le Nouveau Testament - et les apocryphes et la littérature
gnostique - doivent à l’Ancien Testament, et ce que le Coran doit à la
Bible.
L’histoire de Josué et des trompettes de
Jéricho est parfaitement intemporelle. Est-elle pour autant une pure légende
? C’est que la Bible n’est pas une fable ordinaire : elle crée les noms.
C’est elle qui nomme Abraham, Isaac et Jacob, et c’est elle qui nomme
Jéricho. Sur le site désigné comme celui de Jéricho, les archéologues
trouvent des restes de murailles effondrées. Que s’est-il passé et quand ?
C’est leur affaire. La question devient :depuis quand et pourquoi les
lecteurs et récitants de la Bible hébraïque voient-ils dans les ruines de
Jéricho les traces du passage de Josué et de ses trompettes ?
La Bible n’est pas un livre d’histoire,
c’est un livre de métaphores et d’allusions. Mais il y a une histoire de la
Bible. Comme dit Armand Abécassis, pourtant adepte d’une présentation
chronologique des Prophètes, dans l’introduction de son dernier livre
Judaïsmes (au pluriel) : « La question que le lecteur se pose en
lisant la Bible est « Comment et pourquoi cet événement est-il raconté
ainsi ? » et non pas : Cet événement a-t-il réellement existé tel
qu’elle le raconte ? » J’ajouterais volontiers : « Et pourquoi le
héros porte-t-il tel nom ? » Je passais cet été à Jérusalem, dans le
quartier arabe de la Vieille Ville, à côté de la plaque indiquant « Via
Dolorosa ». La question n’est pas de savoir si Jésus a réellement
parcouru ce chemin pendant sa Passion, mais de savoir depuis quand et
pourquoi les fidèles le parcourent en revivant cette Passion. Et depuis
quand et pourquoi le Messie s’appelle-t-il Jésus ? Le sociologue Maurice
Halbwachs a écrit pendant l’Occupation, sur ces phénomènes de création et
d’entretien de la mémoire collective, un beau livre aujourd’hui introuvable,
bien que réédité aux PUF en 1971, et intitulé "la topographie légendaire
des Evangiles ".
Histoire
de l’état civil
Cette intemporalité de la Bible est en fait bien connue, depuis le Prologue
de l’Evangile de Jean, qui proclame « Au Commencement est le Verbe »
- comme nous dirions : « Au commencement de l’histoire est l’Ecriture ».
Plus loin (8, 58), cet Evangile attribue au Messie la formule
décisive : « Avant qu’Abraham fût, je suis ». Il y aurait beaucoup à
dire sur ce nom de Jean, Yohanan en hébreu, formé sur la racine ‘Hen,
qui signifie Grâce, qui est aussi le nom de Jean-Baptiste et qui a donné le
nom féminin de Hanna, la mère de Samuel. Il y aurait beaucoup à dire
aussi sur Rabbi Aqiba, dont le nom, lui, est formé sur celui de Yaaqov,
Jacob, et qui dialogue avec Moïse quand il n’explore pas le Paradis.
Pour les docteurs du Talmud, la question obsessionnelle est la conservation
de la Loi, qui passe par la pérennité du peuple juif et celle-ci par la
circoncision au huitième jour : l’Alliance d’Abraham, devant le miniane,
le quorum de dix adultes, crée et maintient un « peuple juif » unique,
conscient de son identité. Pour Mahomet, qui visite aussi le Paradis en son
« voyage nocturne » et proclame un Coran intemporel, la question
centrale est l’injustice commise à l’égard d’Ismaël et de ceux qui n’ont été
reconnus ni comme juifs, ni comme chrétiens.. Il génère sur de vastes
territoires une communauté, une Oumma, de peuples fiers,
auxquels la Loi, en effet, n’a pas été transmise, et qui ne connaissent donc
d’autre principe, pour légitimer l’Etat, que la force, ce que Benoît XVI
vient de rappeler, sans doute avec maladresse, mais avec pertinence.
Le christianisme réserve la
circoncision à la naissance au peuple juif, et lui substitue le baptême des
enfants des deux sexes, devant parrain et marraine, au Nom du Père, du Fils
et de l’Esprit. Se pose alors le problème de l’autorité, locale ou
régionale, impériale ou royale, civile ou cléricale, qui enregistre ce
baptême. L’histoire des hérésies chrétiennes, arbitrées par les Empereurs
byzantins, des démêlés de la Papauté avec l’Empire germanique puis le Roi
d’Angleterre, devrait être racontée sous cet angle, ainsi que les
déchirements de la Réforme. En France, l’Edit de Villers-Cotterêts de
François 1er donne valeur civile aux registres de baptêmes et de
sépultures, et prétend ainsi sceller l’unité du Royaume. Il fallut passer
par les guerres de religion, par l’Edit de Nantes de Henri IV, sa révocation
par Louis XIV, puis l’Edit de Tolérance de Malesherbes, pour qu’enfin le
transfert des registres des paroisses aux municipalités, en 1792, fonde la
République française et sa laïcité : l’enregistrement de la filiation est
désormais l’affaire de la Nation et de l’Etat. Baptiser, au sens de
« nommer », n’implique plus de baptême et « régalien », au sens de
« pouvoir », n’implique plus de Roi. On le vérifie en Amérique où
l’installation de paroisses tenant registres conduit à la création des
Etats-Unis, en Afrique et ailleurs, où les missionnaires, injustement
décriés, répandent la pratique du baptême et de son enregistrement écrit,
dont héritent aujourd’hui les nations issues de la décolonisation. La
construction des Etats, condition du développement économique, commence à
l’état civil.
La Bible n’est pas un livre
d’histoire. L’Histoire Sainte n’est pas l’Histoire. La Bible est à la source
de l’Histoire. Depuis vingt ans, je plaide ici pour qu’on rétablisse dans
notre enseignement une présentation de la Bible. Non seulement je n’ai aucun
succès, mais toutes sortes d’idées fausses sur les religions, sur la laïcité
et sur l’Islam, ont conduit à l’inverse, à la montée de l’obscurantisme.
Celui-ci submerge les générations de nos enfants, comme il a déjà submergé
celle de nos parents, quand ils ont finalement consenti à la Shoah. Le pays
de Montaigne, de Pascal, de Voltaire, de Victor Hugo ne peut ignorer la
Bible. Il faut en finir avec le relativisme, cette énumération des religions
que font les dictionnaires et les journalistes, comme si elles étaient
indépendantes. Il y a un seul Dieu et une multitude de nations, mais il n’y
a qu’une seule Humanité.
Que les Lumières soient ! Je
vous remercie.