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Michel Louis Lévy
Administrateur de l'INSEE, en retraite
Membre du Conseil de surveillance de la CNAF
Co-fondateur et ancien président du Cercle de Généalogie Juive
Membre fondateur de Judeopedia.org

Douzième réunion ASTRONOMIE ET SCIENCES HUMAINES

Strasbourg, vendredi 22 novembre 1991

Plaidoyer pour la Lune

Michel Louis Lévy

Institut national d'Etudes démographiques (INED, Paris)

L'ignorance, générale en Occident, du cycle lunaire complique l'intégration des immigrés observant le calendrier musulman. Pour rendre plus concrète la succession des lunes, il est proposé de les nommer publiquement, suivant les douze appellations du calendrier républicain, complétées par un treizième nom, pour la lune intercalée sept fois en dix-neuf ans., comme dans le calendrier juif. La désignation de la "Lune de printemps" pourrait suivre une règle simple, et servir de référence universelle.

C'est une banalité de constater que nos contemporains, devenus citadins et automobilistes, n'ont plus l'occasion de regarder le ciel. S'émerveiller de la beauté du ciel nocturne, repérer la Grande Ourse et la Voie lactée, est devenu une émotion de luxe, réservée aux vacances et aux voyages, ou à la rigueur un hobby , que pratiquent certains, les navigateurs amateurs par exemple, capables de désigner Cassiopée et le Bouclier d'Orion, auréolés alors de l'admiration de leurs semblables.

Obscurantisme

L'ignorance générale s'étend même à la Lune, qu'on ne regarde plus. Un célèbre dessin de Sempé, du temps où l'Homme marchait sur la Lune, montrait d'innombrables couples figés devant leurs téléviseurs montrant le disque lunaire, tandis que l'astre brillait solitaire dans le ciel nocturne, au dessus des immeubles. Si je vous demandais quel jour de la Lune nous sommes, il est probable que beaucoup d'entre vous plongeraient la main vers leur agenda, au lieu de se demander quelle forme avait la Lune hier soir. Plus généralement, il serait piquant qu'un sondage teste les connaissances de nos contemporains et de nos enfants sur ce sujet. Combien sauraient dire correctement la durée de son cycle, expliquer le premier et le dernier quartier, montrer en quel point cardinal et à quel moment de la journée elle se lève et se couche, selon ses phases ? On sait en général que les marées, et spécialement les grandes, ont à voir avec elle, mais mieux vaut ne pas trop approfondir ce savoir.

En plus des inconvénients de tout obscurantisme, en particulier la tendance à la superstition, cette ignorance-là complique inutilement deux des problèmes actuels de la société française, l'un particulier, "l'intégration" des immigrés d'origine musulmane, et l'autre plus général, l'adaptation de la laïcité républicaine au monde moderne.

L'Islam, comme on sait, a pour symbole le Croissant de lune, et respecte un calendrier lunaire, qui rythme les rites annuels. Le rite le plus connu par les non-musulmans est d'ailleurs un mois tout entier, celui de Ramada n, période d'abstinence diurne de nourriture, dont le début et la fin donnent lieu à des célébrations particulières. Les musulmans de France, peu pratiquants par ailleurs, mais attachés, comme tout un chacun, à leurs traditions familiales, observent en général ce rite, au moins partiellement. Ce serait la moindre des choses que les Français non-musulmans sachent, chaque année, à quelle lune correspond cette période d'abstinence.

De même, plusieurs fêtes juives tombent à la Pleine Lune (Pessah , Pâque, au printemps, Pourim , fête d'Esther, juste avant, et Soukkot, fête des Cabanes, à l'automne, six mois plus tard ). Une autre à la Nouvelle Lune de Soukkot (Rosch-Hachanah, Nouvel An). La présentation des textes bibliques qui fondent ces rites, les liens qu'ils présentent avec le cycle pascal des églises catholique et réformée, et avec les Pâques chrétiennes orthodoxes, pourrait fournir une occasion de parler, à l'école, au collège et au lycée, des religions pratiquées en France, occasion indépendante de tout contexte métaphysique ou clérical, et donc acceptable par les plus farouches opposants à toute introduction de la religion à l'école. On n'introduirait pas "l'histoire des religions", comme on l'a proposé jusqu'ici, on introduirait en quelque sorte "l'astronomie des religions".

Encore faudrait-il que la Lune elle-même soit redécou-verte. Or l'adoption en Occident du calendrier "julien", divisant le zodiaque en 12 mois de 30 ou 31 jours, fait que le mois lunaire ne scande plus l'année. Pour commencer à remédier à ce manque, il conviendrait d'abord de corriger la présentation des calendriers à l'école.

On les divise en général en deux types, l'un dit "solaire" et l'autre "lunaire". Or l'année a une définition astronomique seulement solaire - durée que met apparemment le soleil à faire le tour du zodiaque - et inversement le mois, ou lune, a une définition astronomique seulement lunaire - durée que met apparemment la lune à parcourir ses quatre phases. Le quart approximatif de ce temps, celui d'une seule phase, est appelé semaine et fixé conventionnellement à sept jours. Ce qu'on appelle abusivement l'année lunaire, n'est que la succession de douze lunes, et inversement ce qu'on appelle abusivement le mois solaire, et que nous appelons mois, tout court, n'est que le douzième approximatif de l'année solaire de 365 jours 1/4, arrondi à 30 ou 31 jours, avec l'anomalie de février, trace du temps où l'année commençait en mars.

Le cycle lunaire, beaucoup plus court et plus concret que le cycle solaire, s'impose évidemment comme première forme de mesure de la succession des jours. Au collège, les filles réglées, une fois informées de la coïncidence troublante - dont je n'ai pas d'explication - entre le cycle féminin et le cycle lunaire, pourraient en être des utilisatrices naturelles, mais les garçons aussi, grands amateurs de westerns et d'histoires d'Indiens, qui comme chacun sait, mesurent les durées en nombre de lunes.

Nommer les lunes

On se heurte ici à une difficulté. Les lunes successives n'ont plus de nom dans les langues occidentales. Les noms des mois et ceux des signes du zodiaque découpent l'année en périodes de 30 ou 31 jours, simplement décalées, les signes du zodiaque commençant vers le 21 des mois solaires [1]. On trouve certes dans les dictionnaires et encyclopédies les noms des mois musulmans et juifs, et on peut aujourd'hui les consulter sur le minitel du Bureau des Longitudes (36-16 BDL). Celui-ci nous apprend ainsi qu'aujourd'hui, 22 novembre 1991, lendemain de Pleine Lune, est le 15ème jour de la lune dite "Djoumada l'Oula" dans le calendrier musulman et "Kislev" dans le calendrier israélite.

(Notons, entre parenthèses, que cette coïncidence du comput du mois lunaire entre juifs et musulmans est exceptionnelle. En général, le premier jour de la lune musulmane est plutôt celui de l'apparition du Croissant de lune, tandis que le premier jour de la lune juive est plutôt la nouvelle lune proprement dite, quand la lune est encore invisible, un jour ou deux auparavant. Cela introduit un décalage d'un jour ou deux entre la mesure des mois musulmans et juifs. Fermons la parenthèse).

Il n'y a aucune raison de nommer les lunes en français avec des noms arabes, ceux du calendrier musulman, ou persans, ceux du calendrier juif adopté pendant l'Exil de Babylone. Il se trouve qu'en France, on dispose d'une liste de noms de mois, à la fois populaires et désuets, ceux du calendrier, dit par erreur révolutionnaire, et qui s'appelait républicain. Ces douze noms, prévus à l'origine pour des "mois" solaires, évoquent de façon poétique les saisons de nos contrées. Si on les utilise, les lunes correspondantes ne devraient donc pas remonter l'année à la manière des douze mois musulmans, mais rester aussi fixes que possible dans les saisons, comme les mois juifs.

Ce résultat est obtenu, dans le calendrier israélite, par l'adjonction, à peu près tous les trois ans d'une treizième lune. Exactement c'est 7 fois en 19 ans, en vertu de la constatation du "cycle de Méton ", selon laquelle 19 années solaires, soit 228 mois, valent 235 lunes (sept mois lunaires de plus que de mois solaires). La lune intercalée dans le calendrier juif ne porte pas un treizième nom, mais redouble le nom de la douzième lune, celle-ci étant comptée en partant de celle de Nisan, lune de la Pâque. Cette douzième lune, est dite Adar, selon le nom figurant dans le Livre d'Esther (3,7). La treizième, quand elle est nécessaire, est donc dite Veadar, ou Adar II.

Par analogie, si on commence l'année au printemps par Germinal, l'équivalent serait donc d'avoir, 7 fois sur 19, deux lunes successives appelées Ventôse, I et II. Nous préférons donner un nom original à cette lune supplémentaire, et suggérons celui d'Eglantine, en hommage à Philippe-François Nazaire Fabre d'Eglantine, qui proposa ces noms à la Convention le 24 octobre 1793, qui devenait ainsi le 3 Brumaire de l'an II [2]. Ce nom d'une fleur printanière est aussi adéquat que les autres à nommer les saisons, puisque cette lune tomberait, les années où elle serait utilisée, entre celles d'hiver et ceux de printemps, entreVentôse et Germinal, vers notre mois de Mars.

Il ne s'agit pas de créer un calendrier supplémentaire, tentative ridicule qui serait évidemment vouée à l'échec. Il s'agit de redonner à nos contemporains la curiosité de la lune, et les moyens de comprendre les civilisations, anciennes ou actuelles, qui l'utilisent pour distinguer les jours. Un moyen simple de populariser l'usage proposé serait que les annonceurs des bulletins météorologiques de nos chaînes de télévision veuillent bien annoncer les phases des lunes successives, en utilisant ces noms républicains. Nous aurions su hier que c'était la Pleine Lune de Brumaire, et nous nous attendrions, d'ici deux semaines, le 6 décembre, à entrer dans celle de Frimaire. On pourrait aussi suggérer à M. Jospin de stabiliser enfin les trois trimestres scolaires, redevenus des saisons, en fixant définitivement les vacances de Pâques en Germinal et celles de Noël en Frimaire

Les trois années précédentes, le Ramadan musulman, qui revient toutes les douze lunes, a coïncidé avec la Lune que les Juifs appellent Nisan, et qui serait celle de Germinal dans notre proposition. Mais l'année prochaine, le calendrier juif intercale sa treizième lune. Le prochain Ramadan coïncidera donc avec la lune d'Adar II, que je propose d'appeler Eglantine, allant du 4 mars au 3 avril prochains. (Il se trouve que le 4 mars 1992 sera aussi le mercredi des Cendres, premier jour du Carême catholique. Cette coïncidence entre la période d'abstinence musulmane et catholique, dont je ne sais quelle est la fréquence serait évidemment propice à d'intéressantes leçons de rites religieux comparés). Les années suivantes, le Ramadan coïncidera avec la lune d'Adar, celle de Ventôse, jusqu'à la suivante intercalation d'une treizième lune, en 1995, qui la décalera encore d'un cran, et la fera coïncider pendant deux ans avec la lune précédente, celle de Chevat du calendrier juif, correspondant à Pluviose dans notre liste républicaine, et ainsi de suite…. La remontée du Ramadan dans le cycle des saisons, due au fait que douze lunes ne représentent que 354 jours, soit onze de moins que l'année, deviendrait accessible à la conscience commune.

Rien n'empêcherait de réutiliser ce système de façon rétrospective, les astronomes ayant tous les moyens de recalculer les phases de la lune des années juliennes et grégoriennes. Disposer des dates lunaires d'un nombre suffisant de naissances permettrait par exemple aux démographes de vérifier si oui ou non, il existe un cycle lunaire de la natalité, sujet de controverses. Et les historiens ne seraient pas toujours indifférents d'apprendre si, telle nuit de bataille ou de siège, la Lune brillait ou non.

La lune de printemps

Notre proposition, qui consiste à "traduire" dans les noms du calendrier républicain les noms des lunes du calendrier juif, n'est qu'une commodité de départ. Si l'usage proposé avait quelque succès, il faudrait évidemment remplacer par une règle astronomique la règle d'intercalation de la treizième lune que respecte le calendrier juif, et qui est d'ailleurs légèrement erronée : l'année solaire juive (il serait plus correct de dire " la 19ème partie d'un cycle de 19 années - 235 lunes - juives " ) mesure 365,24696 jours au lieu de 365,24220, soit un excès de 0,00476 jour par an ([3], p. 113) : tous les 210 ans, soit 11 cycles de 19 ans (11x19=209), il y a un jour d'écart, et le cycle annuel des fêtes juives recommence un jour trop tard. Depuis la "mise en service" du système actuellement en usage, vers l'an 4600 de la Création du monde (840 ap. J.-C.), voici 11 siècles, la dérive n'est que de 5,5 jours, alors que la dérive julienne était, en 1582, de 10 jours en 12 siècles. Mais il arrive aujourd'hui que Pessah , la Pâque juive censée marquer la Pleine Lune de Printemps, commence après le 21 avril, c'est-à-dire plus d'un mois après l'équinoxe de printemps. C'est arrivé le 24 avril 1986 (5746), cela arrivera le 22 avril 1997 (5757) [4].

Pour Germinal, il vaudrait mieux éviter une telle anomalie, et décider de façon autonome par rapport au calendrier juif si l'intercalation de la lune d'Eglantine est nécessaire. En 1997, il ne devrait pas y avoir de lune d'Eglantine, de façon que la Pleine Lune du 23 mars soit celle de Germinal. Peut-être verrait-on le judaïsme adopter alors une mini-réforme de calendrier, qui réalignerait la détermination de l'intercalation de la treizième lune sur la constatation d'un phénomène astronomique, comme au temps du Temple de Jérusalem. Mais ceci est une autre histoire..

Et puisque j'en suis aux suggestions irresponsables, pourquoi l'Eglise catholique ne réexaminerait-elle pas les conditions de l'adoption du calendrier julien, conservé par l'église orthodoxe, pour revenir aux décisions du Concile de Nicée, en l'an 325, fixant la date de la Résurrection "au premier dimanche qui suit la Pleine Lune d'après le 21 mars " et proclamant hérétique la pratique "judaïsante" de fêter Pâques le jour de Pessah' [5]. Les pratiques orthodoxes sont restées plus proches du système de Nicée que le système incompréhensible du nombre d'or, de l'épacte et de la lettre dominicale, sans parler de l'indiction romaine, tout système qui cherche à introduire la Lune dans le calendrier solaire grégorien, non sans écarts entre la "lune ecclésiastique" et la "lune vraie" [6]. Une négociation entre églises chrétiennes, quelque part entre Belgrade et Zagreb, sur la date de Pâques, serait une belle contribution à l'oecuménisme.

Quant aux Musulmans, ils n'auraient rien à modifier, sauf à réexpliquer comment Mahomet supprima l'intercalation qui maintenait le pélerinage à la saison des récoltes ([7], p. 131), et à bien vouloir indiquer, à chaque intercalation de la treizième lune, la nouvelle correspondance entre leurs douze désignations, y compris celle de Ramadan, et les désignations juive et républicaine.

En somme, le système suggéré pourrait aboutir à une règle astronomique simple de désignation de la lune de printemps, celle de Germinal, par exemple "première Pleine lune après l'équinoxe", qui servirait ensuite de référence commune pour expliquer et faire connaître les divers systèmes fixant des rites religieux. La Lune et la laïcité républicaine peuvent-elles obtenir cette forme de dialogue interconfessionnel ? Je ne sais, mais je crois que le jeu en vaut la chandelle. Et si, au passage, la France facilite l'intégration des enfants pratiquant les divers rites, nous aurions gagné quelque chose à avoir, au nom de la Liberté, favorisé la connaissance contre l'obscurantisme, et souhaité la Paix, au Ciel comme sur la Terre, aux Hommes de bonne volonté.

REFERENCES

[1] Michel Louis LEVY : "Jésus est-il né au solstice d'hiver ?", Journée "Astronomie et sciences humaines" Strasbourg, 9 novembre 1990, et Les nouveaux cahiers (Alliance israélite universelle) n°104, printemps 1991, p. 36-40

[2]. Paul SMITH : "Avertissement" dans Agenda républicain , Syros-Alternatives, 1989, p. 8-23

[3] Lettre de MAIMONIDE sur le calendrier hébraïque , traduite par Robert WEIL, annotée par Simon GERSTENKORN, Editions Meir, 1988.

[4] Roger STIOUI "Le calendrier hébraïque ", Les éditions Colbo, 1988.

[5] Daniel S. MILO "Trahir le temps (Histoire) ", Les belles lettres, 1991.

[6] Paul COUDERC "Le calendrier ". Que Sais-je, n° 203, 5ème édition, PUF, 1981

[7] Slimane ZEGHIDOUR "La vie quotidienne à La Mecque ", Hachette, 1989

Cette communication a été publiée dans le bulletin
Accueillir, n° 184, mai-juin 1992
Service social díAide aux Émigrants (S.S.A.E.)
72 rue Régnault
75640 Paris cedex 13

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