QUATORZIEME REUNION " ASTRONOMIE ET SCIENCES HUMAINES
"
Strasbourg, USHS, vendredi 6 novembre 1992, 10 Hechvan 5753
L'année de 364 jours dans les livres d'Hénoch et des
Jubilés
Michel Louis LEVY
Ici même, il y a deux ans, j'avais fait allusion au "Livre des Jubilés ,
[qui] expose que l'année a un nombre entier de semaines, 52, soit 364 jours "
([1], p. 8). Connus depuis les origines du christianisme,
le livre des Jubilés et celui d'Hénoch qui présente le même calendrier,
ont suscité une nouvelle curiosité quand on en trouva des fragments dans les grottes de
Qumran, d'autant que d'autres "manuscrits de la Mer Morte", inconnus ceux-là,
se référaient également à ce calendrier. En 1952, Annie Jaubert, avait montré que
l'utilisation conjointe, dans les Evangiles, du calendrier juif officiel et de ce
calendrier, qualifié d'"essénien", permettait de résoudre diverses
difficultés liées à l'accumulation d'événements en trop peu de temps dans la Passion
du Christ [2]. L'édition de la Pléiade des "Ecrits
intertestamentaires " a de même popularisé la notion de "calendrier
essénien" [3]. Je voudrais "revisiter" ce
que sont ces livres et ce calendrier, et discuter cette appellation de calendrier
"essénien".
Henoch et les Jubilés , que la Pléiade classe dans les
"Pseudépigraphes" de l'Ancien Testament, étaient principalement connus par
leur version éthiopienne, l'Eglise éthiopienne étant la seule à les tenir pour
canoniques. On en connaissait des extraits en grec, en syriaque, en copte. On a trouvé à
Qumran, avec les autres Manuscrits de la Mer Morte, ainsi qu'à Massada, des extraits
d'une version araméenne de Hénoch et d'une version hébraïque des Jubilés
. Ces deux livres sont largement consacrés à des considérations astronomiques et
calendaires : les éditeurs de la Pléiade intitulent la troisième section de Hénoch
(p. 552-572) "traité d'astronomie et de météorologie". Quant aux Jubilés ,
ils commencent par " Ceci est le récit de la répartition des jours de loi et de
témoignage, des événements des années en leurs semaines et en leurs jubilés, pour
toutes les années du monde
" et se terminent par "
comme il est prescrit par les tables qui furent remises en mes mains pour que j'écrive à
ton intention les lois du temps et les temps selon leurs divisions. Ici s'achève le
récit de la répartition des temps. " ( p. 635 et 810). Le titre des Jubilés
en éthiopien est "livre de la répartition", et il consiste essentiellement en
une chronologie biblique très précise, de la Création du monde à la sortie d'Egypte,
où on apprend par exemple que "le dix-septième jour du deuxième mois, le
serpent vint auprès de la femme " (III, 17) ou que "la sixième
semaine, la deuxième année, Rébecca donna à Isaac deux enfants, Jacob et Esaü "
(XIX, 13). Dans ce livre des Jubilés , où sont ainsi datés les événements
bibliques, le patriarche Hénoch est désigné comme "le premier des humains nés
sur la terre à apprendre l'écriture, la sagesse et la science, et à écrire dans un
livre les signes du ciel suivant l'ordre des mois, afin que les humains connaissent les
saisons, en leur ordre, mois par mois " (IV, 17).
Un Chronos biblique
Or que dit la Bible de Hénoch ? Très peu de choses en vérité, mais apparemment
d'une prodigieuse fécondité. Genèse V, 23-24 : "Hénoch a
vécu en tout trois cent soixante cinq ans. Hénoch a marché avec Dieu et il n'a plus
été là car Dieu l'a pris ". Hénoch est le seul personnage dont le
Pentateuque ne dit pas explicitement qu'il est mort : il a disparu. Supposons une
personne dont nul ne sait si elle est morte ou vivante. Quand doit-on en prendre le deuil
et régler son héritage ? Que penser si, alors qu'elle a été déclarée morte,
quelqu'un jure l'avoir vue ? Est-elle ressuscitée ? Bref, comment dater un
décès sans témoignage ?
Le texte biblique témoigne ainsi qu'Hénoch a vécu 365 ans, puis a disparu. De même,
une année de 365 jours s'achève, ce qui pose une autre question : les années
meurent-elles ? Autrement dit, le mot "mort" peut-il être employé comme
métaphore pour une durée et, par analogie, pour tout "mortel" qui ne soit pas
un humain, comme une maison ou un animal ?
Avoir disparu, avoir vécu 365 ans, associent Hénoch au Temps, à la durée, au
calendrier. Mais ce n'est pas tout.
Dans la filiation des dix patriarches d'Adam à Noé (Genèse V), Hénoch est le
septième. Quand il naît, 622 ans après la Création d'Adam, ses six ancêtres sont
vivants et ils le seront encore lors de la naissance de son fils Mathusalem, en 687 de la
Création, et de son petit-fils Lamec en 874. A cette date, les neuf premières
générations de patriarches sont donc simultanément vivantes. Mais elles ne communiquent
en rien, ce qui est une marque importante d'animalité. Cette première Humanité, qui
sera détruite au Déluge, atteint donc l'effectif de neuf "nommés", pendant 56
ans. Mais elle n'atteint pas l'effectif de dix, celui qui sera requis sans succès pour
sauver Sodome (Genèse, XVIII, 32) et qui fondera le quorum juif du "miniane ",
minimal pour constituer une communauté. La mort d'Adam, à l'âge de 930 ans, fait
retomber cet effectif à huit, et le second décès, précisément celui d'Hénoch, fort
précoce par rapport aux autres qui surviennent autour de l'âge de 900 ans, la fait
retomber à sept : la naissance d'Hénoch porte ainsi l'effectif des Nommés vivants
de six à sept, et sa mort le ramène de huit à sept. Hénoch est donc complètement
associé au chiffre sept, celui du cycle sabbatique.
Hénoch, septième né, deuxième mort, premier et seul disparu, est donc tout
désigné pour être un Chronos biblique, maître des secrets du Temps. La racine ENK ( le
E transcrit le Het hébreu, pour laisser le H transcrire le Hé ) de
Hénoch a pris le sens d'"inaugurer", comme dans le nom de la fête de Hanoukah ,
fête de l'inauguration du Temple [1]. Hénoch a
d'ailleurs un homonyme, Hénoch, fils de Caïn, qui, lui, est lié à la nomination de
l'Espace. On lit en Genèse, IV, 17 : "Caïn connut sa femme. Elle conçut et
enfanta Hénoch. Il bâtissait une ville et il donna à la ville le nom de son fils,
Hénoch " Inaugurer, c'est nommer, on le voit à chaque lancement de navire.
Que deux hommes puissent porter le même nom, et que ce nom soit aussi celui d'une ville
attire l'attention sur les risques qu'il y a à confondre deux Hommes, ou Homme et un
lieu, comme le fabuliste quand il moque ceux qui "prennent le Pirée pour un
Homme".
Pour la curiosité, précisons que la valeur guématrique des quatre lettres du nom
d'Hénoch est 84 (8 + 50 + 6 + 20), soit 7 fois 12, sept jours de la semaine, douze mois
de l'année. Les deux premières lettres de Henoch, EN, sont celles inversées de Noah,
Noé, NE. Les deux dernières, WK, valent ensemble 26, comme le Tétragramme sacré.
Hénoch-84 vaut donc 26 de plus que son arrière-petit-fils Noé-58, comme Adam-45 vaut 26
de plus que Eve-19. Nous retrouverons Noé plus loin. La valeur 84 est aussi celle des
trois lettres du mot "Yada' (10 + 4 + 70), traduit dans le verset précédent par
"connut". Entre le calendrier et la procréation, le point commun est la notion
de secret : en hébreu, Sod Ha'ibour veut dire à la fois secret du calendrier
et secret de la gestation, et ce parallélisme s'explique bien si le temps est mesuré par
la lune, dont le cycle est le même que celui de la femme.
Venons-en au mot Yobel , qui a donné "Jubilé" en français. Il
apparaît en Lévitique XXV, 11 : " la cinquantième année sera pour
vous le Jubilé ". Plusieurs prescriptions dans le même chapitre concernent
"l'année du Jubilé ", année de libération des dettes, où chacun
retourne dans sa propriété. Est-ce que cela veut dire que le Jubilé revient tous les
cinquante ans, sens conservé en français, ou tous les quarante-neuf ans, l'année du
Jubilé étant la première année de la période jubilaire suivante ? Pour le livre
des Jubilés, cette dernière interprétation est la bonne: "le total
des jours de sa vie (d'Israël-Jacob) est de trois jubilés, cent quarante-sept ans "
(XLV, 12). Il y a eu controverse sur ce point ; le désaccord se retrouve dans le
délai Pâques-Pentecöte des Juifs et des Chrétiens. Pour ceux-ci, il y a sept semaines,
du dimanche de Pâques au dimanche de Pentecôte, soit 49 jours. Pour les Juifs il y a
cinquante jours du 15 Nisan (Pessah' ) au 6 Sivan (Chavouot ) :
si Pessah' tombe un Chabbat, Chavouot tombe un dimanche. Le piquant est que
"Pentecôte" veut dire "cinquante" en grec, tandis que "Chavouot "
veut dire "semaines" en hébreu ! L'usage est à l'inverse du langage.
Un autre sens de "Yobel " s'attache à la façon dont est
annoncé le jubilé, quelque chose comme "sonnerie", une célèbre occurrence
étant celle des trompettes de Jéricho. Josué VI, 5 : "Et quand
retentira la corne du Yobel (
) la muraille de la ville croulera sur place ".
Beaucoup de traductions indiquent ici "corne de bélier", mais comme
"bélier" s'écrit AYL, Yobel paraît désigner plutôt la fonction que
l'origine de la corne. La valeur guématrique de Yobel n'est ni 50, ni 49, mais 48 (10 + 6
+ 2 + 30), soit 4 fois 12. Cette fois, la coïncidence joue avec le mot Kokav,
"étoile" (20 + 6 + 20 + 2), ce qui associe leYobel à l'idée de
simultanéité ("quand brillera l'étoile"). Le Jubilé, qu'il revienne tous les
quarante-neuf ans ou tous les demi-siècles, est annoncé par une sonnerie de corne .
L'année de 364 jours
On trouve dans le livre des Jubilés nombre d'enseignements restés d'une
parfaite orthodoxie juive, comme l'épisode d'Abraham détruisant les idoles qu'adore son
père Terakh (XII, 1-13), ou comme les travaux interdits le Chabbat (L 6-13). D'autres
n'ont rien de choquant, comme cette idée - qui ramène au cas des personnes considérées
comme décédées - que le Grand Pardon, Yom Kippour, est célébré à la date où
Jacob apprit, à tort, la mort de son fils bien-aimé Joseph (XXXIV, 18-19). On y trouve
les sept commandements de Noé, ce qu'on appelle les lois noahides ( VII, 20), auxquelles
sont soumis tous les hommes, y compris les non-juifs - sujet de réflexion permanent du
judaïsme : accomplir la justice, couvrir la honte de son corps, bénir le Créateur,
honorer père et mère, aimer son prochain, se garder de la fornication et de répandre le
sang.
Mais à côté de ces enseignements recevables figure une idée non seulement
hérétique, mais scientifiquement absurde, selon laquelle l'année dure 364 jours. Cette
idée est centrale dans Hénoch et dans les Jubilés.. Dans Hénoch ,
je me réfère à la traduction de la Pléiade, on lit : LXXII, 32 : "L'année
est exactement de trois-cent-soixante-quatre jours" ". LXXIV, 10 : "Chacune
des années fait à plein trois-cent-soixante-quatre jours ". LXXXII, 6-7 :
" L'année est complète en trois-cent soixante-quatre jours. Cette parole est
véridique et exact le chiffre indiqué. " Et dans Jubilés , on lit
- VI, 32 : " Et toi ordonne aux enfants d'Israël de garder ce nombre de
trois cent soixante-quatre jours formant une année complète ". Cette
dernière citation est accompagnée de la principale vertu du nombre 364 : "le
total des jours forme cinquante-deux semaines, chaque saison compte treize semaines ".
Lisons maintenant Annie Jaubert, p. 19 : "Ce comput de 364 jours,
exactement divisible par sept, avec quatre saisons de 13 semaines, est destiné à mettre
en valeur les jours de la semaine. C'est-à-dire que les fêtes liturgiques tomberont
d'année en année le même jour de la semaine. C'est là un trait essentiel. D'autre part
les mois sont de trente jours et l'année comporte douze mois. Il faut ajouter chaque
trimestre, un jour intercalaire pour obtenir les 91 jours ou treize semaines qui
constituent la saison. " Cette intercalation crée, si l'on veut, des mois
de 31 jours. Les saisons de 91 jours, 13 semaines, sont ainsi formées de trois mois de
30, 30 et 31 jours, c'est-à-dire ne comportant pas un nombre entier de semaines. Dans
d'autres passages, l'année assemble des mois de 28 et 35 jours, c'est-à-dire de 4 ou 5
semaines exactement.
De toute façon, le mois n'a plus de rapport avec la lune, qui est disqualifiée pour
mesurer le temps : "Il y en aura qui observeront attentivement la lune, mais
elle trouble les saisons, elle a dix jours d'avance sur chaque année " (VI,
36). Douze mois lunaires d'alternativement 29 et 30 jours font 6 fois 59 jours, soit 354
jours, dix de moins que 364. Or ces dix jours d'écart se retrouvent dans le récit du
Déluge qui dure - du début de la pluie à la terre sèche - du 17 du deuxième mois (Genèse
VII, 11) au 27 du deuxième mois de l'année suivante (Genèse VIII, 14). Le livre
des Jubilés fait aller le Déluge du 17 au 17 (V, 31), ce qui est logique pour
"traduire" dans un calendrier solaire une tradition selon laquelle cette durée
- douze mois lunaires et dix jours - serait d'une année solaire. La Bible grecque, celle
des Septante, elle, va du 27 au 27.
Ces mois de trente et trente-et-un jours peuvent être nommés, de façon anachronique,
mais sans inconvénient, comme les mois juliens des Romains, en commençant par mars et en
terminant par février, ce qui rend les noms de septembre, octobre, novembre, décembre
conformes à leur sens étymologique. La fixation des jours de la semaine tourne autour
des trois fêtes de Pessah'-Pâques, Chavouot-Pentecôte, et Yom Kippour-Jour du Pardon.
La Bible fixe explicitement Pessah' "au quatorzième jour du premier mois, entre
les deux soirs " (Exode XII,6 et Lévitique XXIII, 5). Mais il
n'est pas explicite que ce soit la Pleine Lune. De même, Yom Kippour est fixé
explicitement "le septième mois, le dix du mois " (Lévitique ,
XVI, 29) . Deux versets plus loin il est précisé :" c'est pour vous un sabbat ".
Le judaïsme rabbinique comprend que ce jour doit être chômé, mais on peut comprendre
que le 10 septembre doit tomber un samedi, donc le 1er un jeudi. Ceci aurait conduit le
calendrier de 364 jours à commencer chaque saison de treize semaines par un jeudi.
C'est un autre raisonnement qui a prévalu, tournant autour du décompte des cinquante
jours allant de Pâques à Pentecôte. Le décompte part "du lendemain du sabbat "
(Lévitique XXII, 15); Le judaïsme rabbinique, comme précédemment, fait partir
"la supputation de l'Omère" du deuxième jour de Pessah', c'est-à-dire du
lendemain d'un jour chômé [4]. Mais on peut comprendre
que Pâques est un samedi et Pentecôte un dimanche. Or selon les Jubilés (XVI,
13), Isaac est né "au milieu du troisième mois, lors de la fête des Prémices
de la moisson ", fête qui désigne Pentecôte. Du coup, ce n'est plus
Pâques, mais Pentecôte qui tombe le 15 du mois, le dimanche 15 mai en l'occurrence, et
le décompte des 50 jours part du samedi 25 mars (15 jours en mai, 30 en avril et 5 en
mars), ce qui fait tomber le 1er mars un mercredi. Il y a là un argument en plus de ceux
que j'avais déjà examinés [1] pour placer au 25 mars
une fête déconnectée du souvenir de la Sortie d'Egypte.
L'année que la Pléiade qualifie d'essénienne commence le mercredi 1er mars. La fête
des Semaines (Pentecôte), qui commémore aussi l'Alliance avec Noé, celle de
l'arc-en-ciel (VI, 17), et avec Abraham (XV,1), tombe le dimanche 15 mai. La Pâque ne
tombe plus à la Pleine Lune, mais reste fixée conformément à la Bible : sacrifice
au soir du mardi 14 mars et consommation le lendemain, mercredi 15 mars (XLIX, 1). Il y a
donc deux mois, et non plus sept semaines entre Pâque et la fête des Semaines. Annie
Jaubert explique ainsi, par la superposition d'une Cène "essénienne" le mardi
14 mars et d'un Seder "pharisien" le vendredi 14 Nisan certaines contradictions
apparentes du récit de la Passion dans les Evangiles. Un calendrier détaillé,
instituant des fêtes bucoliques "tombant toutes un dimanche et séparées l'une
de l'autre par un délai de sept semaines : Elévation de la gerbe, Semaines
(Pentecôte), Vin nouveau, Huile fraîche " ([3],
p. XLI) figure dans un document propre à Qumran, le "Rouleau du Temple "
([3], p. 62-132).
L'essentiel dans cette affaire paraît être qu'il n'y a plus à observer la lune pour
fixer le début du mois et donc les célébrations, ni à observer la végétation pour
fixer le cycle des saisons et décider éventuellement d'intercaler une treizième lune,
approximativement tous les trois ans. Or ces deux prérogatives sont celles des prêtres
du Temple de Jérusalem. Il ne s'agit pas seulement d'opposer un calendrier purement
solaire au calendrier luni-solaire biblique, il s'agit de vider de toute substance le
pouvoir du Temple. Les livres d'Hénoch et des Jubilés ne sont donc pas
tant hérétiques que subversifs, comme le sera ultérieurement le Coran, qui
supprimera l'intercalation et fera revenir le pËlerinage exactement toutes les douze
lunes, mais lui retirera toute signification agricole, alors que le chapitre LXXXII d'Hénoch
et le verset XXIX, 16 de Jubilés persistent à décrire les caractéristiques
climatiques de chaque saison, sans se rendre compte de la contradiction avec une longueur
fixe de 91 jours. Contrairement à la subversion samaritaine, qui cherche à opposer un
temple, celui de Guerizim, à celui de Jérusalem, la subversion de Qumran cherche à
supprimer toute nécessité au Temple : Jérusalem n'est pas nommée, les sacrifices
prescrits pouvant avoir lieu partout ailleurs. Sauf erreur, il n'est d'ailleurs nullement
question de pËlerinage.
Les appellations de secte essénienne, de calendrier essénien ont été proposées par
André Dupont-Sommer à partir de descriptions de Pline l'Ancien et Flavius Josèphe ([3] p. XXXVI). Elles n'ont pas de justification interne aux
textes trouvés à Qumran. Il nous semblerait mieux assuré de parler de doctrine et de
calendrier "noahide" qui rendrait compte du rôle considérable de Noé dans Hénoch
et dans les Jubilés , qui font de Noé un dépositaire essentiel de la Parole
divine, qu'aurait pervertie ensuite les enfants d'Israël, malgré les rappels des
patriarches et prophètes ultérieurs, y compris Moïse. L'une de ces perversions
consisterait à fonder le calendrier sur la lune, alors que l'arc-en-ciel reflète la
seule lumière du soleil.
En donnant à l'un des rouleaux le nom d'Ecrit de Damas , les inventeurs des
manuscrits de Qumran suggèrent qu'on pourrait aussi parler de doctrine de Damas. Damas y
symbolise en effet la "Nouvelle Alliance", comme pour la "conversion"
de Paul "sur le chemin de Damas" : "les convertis d'Israël sont
sortis du pays de Juda et se sont exilés au pays de Damas " (Ecrit de
Damas , VI, 5 [3], p. 154). Bernard Dubourg [5] fait remarquer que DMSQ, Damascus, est un anagramme qui
subvertit, intervertit, MQDS, Miqdach , le Sanctuaire : M pour l'origine,
QDS, Qadoch pour la Sainteté MQDS, c'est " le lieu d'où vient la
Sainteté" . Damas-Eliezer (Genèse, XV,2, repris dans Jubilés XIV,2)
fils adoptif d'Abraham, serait dans ce sens celui qui, si Abraham l'avait gardé pour
héritier, aurait subverti à la fois la filiation naturelle d'Ismaël et la filiation
spirituelle d'Isaac. Mais comme Damas n'est pas cité dans Hénoch ni dans les Jubilés,
alors que Noé l'est dans l'Ecrit de Damas (III,1 : A cause de cela (leur obstination)
s'égarèrent les fils de Noé et leurs familles, à cause de cela ils furent retranchés
), je préfère proposer l'appellation de doctrine et de calendrier "noahides".
Je ne sais si des traces de ce système calendaire subsistent dans l'Eglise
éthiopienne. On ne peut guère imaginer qu'il ait été appliqué réellement plus d'une
quarantaine d'années, puisque le décalage avec l'année solaire, d'un jour et quart par
an, aurait alors dépassé deux mois, décalage intolérable, bien supérieur au décalage
maximal dans le système luni-solaire. Mais si ces quarante ans se sont précisément
achevés par la destruction du Temple de Jérusalem, il est bien possible que les tenants
du système aient puisé dans l'événement une confirmation du caractère révélé de
l'ensemble des livres qui le fondent, caractère révélé que contestaient certainement
ceux que ce système menaçait, à savoir le pouvoir sacerdotal à Jérusalem. Autrement
dit, il n'est pas impossible qu'une quarantaine d'années avant la chute du Temple, à
l'époque où la tradition place la prédication de Jésus et sa Crucifixion, une secte
préchrétienne centrée sur Noé ait effectivement commencé à appliquer le calendrier
de Hénoch et des Jubilés. Telle est l'hypothèse que je soumets à votre
appréciation.
REFERENCES
[1] Michel Louis LEVY "Jésus est-il né au solstice d'hiver ?
L'invention de Noël " Série "Astronomie et Sciences humaines",
Observatoire astronomique, 11 rue de l'Université, 67000 Strasbourg, n° 7, 1992, p. 1-9.
[2] Annie JAUBERT : "La date de la Cène ", Gabalda,
1957.
[3] "La Bible. Ecrits intertestamentaires ". . Sous
la direction d'André DUPONT-SOMMER et Marc PHILONENKO. Traduction, présentation et notes
des livres d'Hénoch et des Jubilés par André CAQUOT, p. 465-810. Gallimard, La
Pléiade, 1987, 1900 pages.
[4] Roger STIOUI : "Le calendrier hébraïque ",
Colbo 1988
[5] Bernard DUBOURG " L'invention de Jésus ", nrf,
Gallimard, 1987 et 1989.